Deux visages d’enfants ouvrent et referment la filmographie d’Edward Yang. Le regard face caméra d’une jeune fille, en guise de court prologue d’Expectations (1982), invite le spectateur à s’emparer d’une proposition cinématographique forte, dont le petit Yang Yang semble formuler l’intention dans l’ultime plan de Yi yi (2000) : montrer aux autres des choses qu’ils n’ont pas vues. L’enfance qui borne l’œuvre de l’un des plus grands cinéastes taïwanais est aussi celle dont il n’a jamais vraiment voulu sortir, travaillant lors des dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort en juin 2007, à l’élaboration d’un film d’animation qui lui permettait de revenir à ses passions anciennes, la bande dessinée et les dessins animés. Ce retour aux premiers émois esthétiques résonne singulièrement avec la biographie de Yang, tardivement décidé à s’exprimer par le cinéma. Né à Shanghai, en Chine, en 1947, il déménage avec ses parents à Taïwan deux ans plus tard, immédiatement après la victoire communiste contre le gouvernement de Chiang Kai-shek. Yang mène des études d’ingénieur à Taipei, qu’il prolonge en Floride, avant d’entamer des études de cinéma en Californie du Sud. Ayant décrété qu’il n’avait aucun talent pour la mise en scène, il suit ensuite ses parents à Seattle, pour travailler dans un laboratoire de recherche informatique. Mais la découverte en salle de Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog ranime ses ambitions artistiques, et impulse son retour à Taïwan, où il fait ses premières armes à la télévision et dans la publicité.
Le début des années 1980 permet aux apprentis réalisateurs taïwanais de s’imprégner des films du monde entier, qui génèrent un désir collectif de créativité (« On trouvait des salles proposant des films américains en masse, mais aussi des films européens, notamment italiens, français et allemands, ou encore des films japonais. C’est ce plaisir de découvrir un cinéma nouveau, varié et auquel nos yeux n’étaient pas habitués qui nous a incité à nous investir dans cette forme d’expression. »). Ainsi naît la Nouvelle Vague taïwanaise, inscrite dans l’effervescence simultanée des cinématographies hongkongaise et chinoise. Son caractère novateur est perceptible dans les expérimentations esthétiques et narratives autant que dans le discours culturel et politique, critique et nouveau. S’activent alors de nombreux metteurs en scène, scénaristes, producteurs, acteurs ; les collaborations sont à géométrie variable et selon une certaine interchangeabilité des fonctions, dont le meilleur exemple est l’interprétation du rôle de Lon par Hou Hsiao-Hsien dans Une histoire de Taipei (1985). Yang construit la cohérence esthétique de ses premiers films avec de jeunes techniciens qui deviendront par la suite des légendes vivantes : le chef opérateur australien Christopher Doyle (Ce jour-là sur la plage en 1983), et surtout le designer sonore Tu Duu-Chih, à qui Yang accorde une place fondamentale (« Le son est aussi important que l’image et, en en ce sens, doit être intégrée à l’écriture cinématographique et à tout le travail qui précède la mise en scène »).
Si les films collectifs The sandwich man (1982) et In our time (dont le segment Expectations) en dessinent les contours et en laissent présager l’avènement, Ce jour-là sur la plage est la véritable pierre angulaire de la Nouvelle Vague. Yang dispose pour la première fois d’une réelle liberté artistique, et développe une succession de flash-backs destinés à révéler les motivations d’un assassinat autant qu’à dresser le portrait de la victime. Yang aura par la suite souvent recours à des structures narratives complexes, à des agencements sophistiqués de récits enchâssés. Les principales préoccupations thématiques du réalisateur s’y révèlent déjà, portées par une série de dichotomies qu’il explore afin de saisir la redéfinition contemporaine de la culture taïwanaise : coexistence de l’ancien et du nouveau, tensions entre valeurs traditionnelles et occidentales, mise à l’épreuve du couple romantique et de la famille. Dans Ce jour-là sur la plage, le regard de Yang se focalise sur une figure féminine, incorporation des plus intenses contradictions d’une société en mutation, comme régulièrement dans ses films ultérieurs.
Taipei devient ensuite le lieu d’observation privilégié de Yang. Il en expose la modernisation et l’occidentalisation rapides et aliénantes, dont il fait le lien avec la déliquescence d’un couple dans Une histoire de Taipei. Dans ce film comme dans Terrorizers (1986), appropriation du genre polar dont le réalisateur reprend certains motifs ou situations, l’effet de suggestion des bouleversements architecturaux et de la densification du réseau routier de la capitale de Taïwan passe par son positionnement en arrière-plan. Yang privilégie les discussions intimes, privées, les espaces intérieurs, et donne à voir la ville essentiellement par les fenêtres d’immeuble. Et même lors de leurs incursions furtives à l’extérieur, les personnages s’extraient rarement d’un habitacle (voiture, cabine téléphonique). Cinéaste à la sensibilité urbaine, Yang propose alors un point de vue complémentaire à celui de Hou Hsiao-hsien, attaché dans le même temps à la description du monde rural. Mais leurs cinémas respectifs ont ensuite gagné en cosmopolitisme, Yang en intégrant des personnages étrangers, Hou en délocalisant sa propre mise en scène (Café lumière à Tokyo, Le voyage du ballon rouge à Paris). La sensibilité de Yang à l’évolution de Taipei prend encore plus de relief dans Confusion chez Confucius (1994) où des corps volubiles se démènent avec les subtilités de la vie citadine. Yang y use par ailleurs abondamment de travellings en voiture, qui deviennent dès lors des ponctuations régulières de ses films, comme autant de moments de discussions cruciales ou de disputes bruyantes. Et dans Mahjong (1996), la coprésence de taïwanais et d’occidentaux renvoie l’image déformée d’un nouvel Eldorado, que beaucoup d’étrangers considèrent comme le futur centre du monde, fascinés par le caractère ostentatoire de la métropole.
Monumentale digression au milieu de ces quatre films, Une belle journée d’été (1991) est largement autobiographique : Yang y retrace les conditions douloureuses dans lesquelles grandirent les enfants chinois émigrés à Taïwan en même temps que le gouvernement nationaliste, en 1949. La description des rivalités entre les gangs d’adolescents au début des années 1960 est ainsi le prétexte à un regard plus ample sur les inquiétudes d’une génération toute entière, dont les violences juvéniles sont une manifestation. Et contrairement à ce qu’inspire une parole de chanson éponyme d’Elvis Presley, la lumière emplit rarement l’écran. Taïwan y est hybride, résultat des traces laissées par les occupants successifs. Dans ce contexte, la culture américaine, et notamment le rock’n roll, dominent. Les airs et imitateurs d’Elvis sont omniprésents, significatifs des allusions à l’imagerie populaire américaine qui peuplent la filmographie de Yang : Charlie Chaplin, Marilyn Monroe, Prince, etc. Plus tôt, la perspective des Etats-Unis comme nouveau départ pour Lon dans Une histoire de Taipei traduisait déjà toute l’ambiguïté du rapport de Yang à ce pays : une culture fascinante mais envahissante, un rêve américain tenace mais acculturant.
Le dernier film d’Edward Yang, Yi yi, est aussi son chef d’œuvre, « une percée du cinéma, comme il s’en produit une ou deux par décennie. » (Frédéric Bonnaud dans Les Inrockuptibles). Yi yi renoue avec des personnages emblématiques dont il prolonge l’existence (la jeune héroïne d’Expectations voit son éveil à la sensualité prolongée par celui de l’adolescente Ting-Ting dans le même élan initiatique, le photographe de Terrorizers se réincarne en Yang Yang pour traquer à nouveau l’invisible, etc.). Comme un ultime bouclage, Wu Nien-Jen, scénariste de Ce jour-là sur la plage et homme-clé de la Nouvelle Vague, incarne NJ, le personnage principal. Yi yi offre des registres narratifs inédits tout en redéployant l’univers thématique de Yang, ainsi que sa singularité esthétique (notamment l’important travail graphique effectué sur l’espace urbain et les reflets, soumis à une riche lecture symbolique, déjà à l’œuvre dans Taipei story et Terrorizers). Par l’évocation d’une famille de Taipei, Yang touche à l’universel, et peut ainsi accomplir son véritable projet : « Echanger directement avec chacun, toucher ainsi à l’essence même du cinéma, et à ce qui est le plus stimulant dans la vie d’artiste. »
Les propos rapportés ont été recueillis auprès d’Edward Yang lors de son dernier passage au Festival des 3 Continents, en 2004, à l’occasion de l’hommage consacré à Tu Duu-chih, et traduits par Vincent Wang. Certains éléments de ce texte sont également issus de cet entretien.