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Entretien entre Alain Bergala et Wang Bing


Le 23 avril 2004, Wang Bing et Alain Bergala étaient au Cinématographe à l'occasion du prévisionnement du film dans notre salle. Extraits d'une rencontre passionnante.
Propos recueillis par Nicolas Thévenin



A l'Ouest des rails

ALAIN BERGALA

J’ai découvert ce film par hasard, au festival de cinéma documentaire de Yamagata au Japon. C’est un festival d’un excellent niveau, sans doute l’un des plus importants de ce type au monde. On m’avait averti que ce serait un festival difficile, car il y aurait un film de neuf heures. Je suis donc rentré dans ce film dont je ne savais rien. Les neuf heures sont passées très vite, j’étais bouleversé cinématographiquement par ce que j’avais vu. Etant président, j’espérais que les membres du jury -qui était très hétérogène dans leurs goûts- partageraient mon avis, et je me suis rendu compte que nous n’avons pas eu à discuter trois minutes sur le fait que ce film méritait le Grand Prix, de toute évidence. Tout le monde avait eu le sentiment d’être devant une très grande œuvre, et même au-dessus. Disons que c’était hors catégorie, par rapport aux discussions assez âpres qu’on a eu ensuite sur les autres films. Je n’avais jamais vu ça dans un autre festival, ça a été une unanimité absolue, et j’ai appris ce jour-là aussi -puisque c’était dans la très grande salle- que les spectateurs restaient. C’est-à-dire que les gens qui rentraient dans ce film sont restés toute la journée, sans qu’il n’y ait aucune situation d’impatience ou quoi que ce soit ; ça s’est imposé comme une très grande évidence.
Le problème va être de faire venir les premiers voir ce film. La durée fait un peu peur, mais si le bouche-à-oreille fonctionne, cette appréhension de l’ennui va disparaître. La difficulté est donc de convaincre les premiers, en faisant un travail autour du film pour que les spectateurs soient convaincus d’avance que c’est un événement.

Il est nécessaire de cadrer plus généralement sur ce qui s’est passé en Chine, disons depuis les années 1995 environ.
La Chine est un pays où le cinéma était ultra-centralisé, avec un cinéma officiel qui passait par l’équivalent de notre C.N.C., mais un C.N.C. plus rigide politiquement, le Bureau du Cinéma. Or, aucun film n’obtient le droit de se tourner sans avoir l’autorisation du Bureau du Cinéma, ce qui signifie que les autres films sont illégaux. Il y a donc eu un étouffement de la création, et c’est un cinéma qui se fait avec beaucoup de moyens. Tout s’est passé en même temps en Chine, c’est un cas extraordinaire. Il y a eu une sorte de renouveau culturel, lié à des situations politiques, mais le système d’Etat est resté fort, c’est-à-dire que le renouveau culturel, l’envie d’écrire, de filmer, etc., ne s’est pas accompagné d’un assouplissement des structures. Le structures étaient restées aussi rigides qu’avant, mais il y a eu deux ou trois évènements.
Jia Zhang Ke le dit très bien : d’abord, il y a eu l’arrivée des DVD sauvages, c’est-à-dire que les Chinois ont copié tout le cinéma mondial, l’ont vendu sur les trottoirs, en copies pirates à un demi euro, et beaucoup de jeunes gens ont eu soudainement accès -et même dans les villes de province- à des choses qui étaient invisibles en Chine. Ils ont tout vu comme ça, dans le désordre, sans aucune préparation, et ça a évidemment ouvert beaucoup les esprits. D’un seul coup, il n’y avait plus seulement le modèle américain et le modèle chinois, mais aussi d’autres modèles culturels quant à la façon de faire des films, que des jeunes gens ont dévorés. Il y a eu une espèce d’ouverture, grâce à un marché illégal.
Il y a eu en même temps, entre 1995 et 1997, l’arrivée de la caméra numérique, qui a soudainement fait naître en Chine une grande volonté de s’en emparer, et de faire des films sans production, ou plutôt autoproduits avec quatre sous. L’une des conséquences importantes de ce phénomène est la découverte de zones. Il y a ainsi des zones de la Chine dont on ne pouvait voir aucune image. Ainsi, je ne savais même pas que la région du film de Wang Bing existait ; en tout cas, je n’avais aucune image de ces régions. Il y avait des zones sans images, et bien évidemment les gens qui avaient envie de faire des films et qui ont eu l’outil petite caméra se sont mis à filmer dans tous les coins de Chine, aussi bien des documentaires que des fictions.
Il y a alors eu d’un seul coup une floraison incroyable de films illégaux, c’est-à-dire qui n’étaient pas pris en charge par le système de distribution, puisque pour qu’un film passe dans une salle, il fallait qu’il soit passé par le Bureau du Cinéma. L’existence de ces films, dont les jeunes en particulier étaient très friands, est passée par des réseaux très inattendus, du type musées, galeries d’art, clubs d’étudiants, etc. Ces films se sont mis à circuler et à créer un deuxième réseau de vision. Evidemment, l’Etat chinois a été obligé de réagir. Il s’est rendu compte que les films officiels, qui étaient produits avec son aval, n’intéressaient plus grand monde, qu’il n’y avait plus de curiosité, et qu’en plus ils ne se renouvelaient pas, qu’il s’agissait de films académiques, et que les talents étaient dans ces jeunes gens qui étaient interdits. De fait, ont eu lieu des rapprochements entre le Bureau du Cinéma, l’Etat et ces cinéastes, qui étaient nés un peu comme des tagueurs, en dehors de tous les circuits. Et Internet a joué un grand rôle là-dedans. Pour que des films existent, il faut aussi qu’il y ait de la parole qui circule, que certains encensent les films, car ce n’est pas parce que les films existent physiquement qu’ils existent. C’est une situation qu’en France on connaît très bien, avec des films qui existent mais qui n’existent pas pour le public. En Chine, il y a donc eu aussi un appétit incroyable pour Internet, puisque soudainement, dans cet immense pays, on pouvait communiquer, et il y a notamment eu des réseaux très puissants pour parler du cinéma, en particulier afin de créer des envies pour que les autres voient ces films. Il y a donc eu à la fois des objets, de nouveaux endroits pour montrer ces objets, et une parole autour de ces objets.
La vague de ces films, qui étaient autant des fictions que des films documentaires, est évidemment en train de révolutionner le cinéma chinois, c’est-à-dire qu’elle va très rapidement submerger le cinéma académique. Dans les festivals, plus personne ne veut de ce dernier, tandis que ces cinéastes qui ont réinventé le cinéma sauvagement sont en train de devenir des cinéastes des années qui vont suivre. C’est extrêmement passionnant par rapport à nous : en France, lorsque les petites caméras sont arrivées -c’était en même temps, voire même un peu avant, parce que technologiquement, on y a eu accès un peu plus vite-, elles sont devenues le Viagra des vieux cinéastes. Ils ont essayé de relancer des désirs de cinéma, mais de leur cinéma, c’est-à-dire que ça n’a pas servi immédiatement à inventer des choses, ou alors des choses qu’on n’a pas vues, pour lesquelles la question de la diffusion est extrêmement importante. C’est pour ça que c’est un enjeu très grand aujourd’hui pour ce qui va se passer en France, notamment pour vous, les gens des salles de recherche : est-ce que vous allez continuer à être ceux qui allez montrer les films un peu officiels du cinéma d’auteur, ou bien est-ce que vous allez être des agents pour montrer autre chose que ce qui est C.N.C, etc., ou disons le cinéma d’auteur français, qui ne va pas très bien quand même, qui est en train lui aussi d’être aliéné aujourd’hui ?
La situation française n’a aucun rapport avec celle de la Chine, puisqu’il y avait un appétit incroyable de parler et de montrer des choses, qui n’avaient jamais été dites ni montrées, des choses qui évidemment étaient subversives. C’est-à-dire que soudainement en Chine, on pouvait parler de l’homosexualité, de la misère, de choses sur lesquelles l’Etat interdisait auparavant toute parole, et ça a ouvert un champ de refoulés énorme, or avec la caméra DV on peut tout filmer. Ce qui a été formidable en Chine, c’est qu’ils se soient servis de ce nouvel outil pour tout filmer, c’est-à-dire le refoulé, le non-dit, le non-vu, etc., et ça a ouvert une image de la Chine éminemment différente de celle qu’on en avait à cause du cinéma officiel.
Le film de Wang Bing, par rapport à ce phénomène, est extraordinaire. On découvre une Chine qu’on n’a jamais vue, un énorme espace dont on ne sait rien, et on s’aperçoit que c’est immense, que ce sont des territoires entiers dans lesquels il se passe des phénomènes de populations à une échelle incroyable par rapport à nous, et qui restent des non-évènements. Par exemple, l’histoire de la fermeture de ces usines au Nord-est de la Chine est une chose dont, à part le film, je n’avais pas entendu parler. Donc on voit des gens, on voit des situations, on découvre des phénomènes absolument incroyables grâce à ça.
Evidemment, tout le monde va en Chine maintenant, et les Américains ont commencé à y développer des réseaux de salles, dans lesquels ils ont installé la projection digitale. Ils sont en train de récupérer ce mouvement, en partant du principe que si les salles chinoises ne peuvent pas montrer ces films parce qu’elles n’ont pas l’aval du Bureau du Cinéma, alors ils vont le faire. A une échelle un peu différente, c’est un peu la même chose que lorsque les multiplexes décident de diffuser du cinéma d’auteur. C’est-à-dire que ces films vont être récupérés, au niveau de la diffusion, par les Américains, et comme tout va très vite, j’imagine que l’Etat va être obligé de réagir et de libéraliser la possibilité de passer des films illégaux. De plus en plus de films qui étaient illégaux deviennent donc légaux, et comme d’habitude, l’usage précède le législatif : certains films qui avaient été tournés de façon clandestine sont maintenant autorisés dans les salles de diffusion.

Tiexi Qu a été un choc pour moi. Le fait que ça ait été tourné avec une petite caméra a rendu ce film possible, mais ce film est de toute façon un événement, et des évènements, dans le cinéma actuel, il n’y en a pas souvent ; tout simplement, c’est ce qui m’a le plus frappé dans les dix dernières années du cinéma. D’abord parce que je suis persuadé que Wang Bing est immédiatement cinéaste, c’est-à-dire qu’il y a une évidence, notamment dans la façon de penser les distances et le temps, et dans la façon de les filmer, qui me paraît être d’un très grand cinéaste. C’est rare que l’on soit tout de suite un très grand cinéaste. Enfin ça arrive, et il y a deux catégories : ceux qui apprennent et ceux qui sont immédiatement très forts, et je suis persuadé qu’il est immédiatement très fort.
Wang Bing a fait les Beaux-Arts un peu, puis une école de cinéma en tant que chef-opérateur, et il a été monteur sur des films. Puis il a eu ce projet, a essayé de le monter avec une production normale et n’y est pas arrivé, et s’est dit « Je pars tout seul avec une caméra ». Il a donc tourné sur deux années de totale imbibation. On le voit dans le film, c’est-à-dire que ce n’est pas un cinéaste qui arrive de l’extérieur et qui filme les choses. Il vit avec eux, il partage leurs vies, il mange avec eux, il dort comme eux, évidemment ça se sent. Mais ce qui me bouleverse dans ce film, c’est l’immensité du projet, qui consiste à raconter l’histoire économique d’une région à un moment terrible, où la seule source de richesses s’arrête. Or, la Chine est comme en France dans un sens, c’est-à-dire que la lâcheté du pouvoir est telle que les ouvriers qui sont à l’usine découvrent au jour le jour que l’usine est en train de fermer sans que personne ne leur ai jamais dit ; idem pour les gens dont on va détruire le village, les habitations, ils reçoivent des lettres où on leur dit « Attention… ». Ce sont des victimes de décisions politiques et sociales et ils sont les derniers informés ; on les laisse macérer. Il raconte donc l’histoire d’une région, comme Eisenstein. Depuis les grands Russes, je ne crois pas qu’il y ait eu un projet aussi ambitieux en terme de volume, d’espace de ce qu’on veut raconter.
C’est donc un des niveaux du film, qui passe également par des histoires formidables, un scénario absolument incroyable, et tout se passe comme s’il les sentait arriver et qu’il les capte : il sait comment et ou vont arriver les histoires. Pour moi, le plan le plus bouleversant des neuf heures se situe lors de l’entrée dans la maison au bord de la voie ferrée, lors du premier filmage du fils : il est à moitié endormi, et on a l’impression que Wang Bing voit tout de suite qu’il y a une histoire, il sent tout de suite qu’il ne faut pas partir, qu’il faut attendre, que quelque chose va forcément sortir de la relation entre le père et le fils. Il en a l’intuition mais aucune certitude, car c’est indicible, mais avec le premier plan, il rentre dans la pièce, et amorce un jeu incroyable avec sa caméra. Idem avec le deuxième épisode que j’adore complètement, qui est une vraie fiction -on se croirait chez John Ford- : on voit un type écrire une lettre, tout le village la commente et attend les réactions de la fille à qui on va l’apporter. On trouve là un personnage formidable du type amoureux, qui est une espèce de mec un peu brute, mais qui se révèle en même temps très enfantin lorsqu’il est content que tout le monde sache qu’il a été capable d’écrire une lettre. Tout à coup il y a des sentiments et des choses d’une extraordinaire finesse qui se passent.
Il y a du génie, dans la façon dont il invente chaque scène. Je n’avais jamais vu ça de ma vie au cinéma. La scène s’invente, il ne la connaît pas à l’avance, il est seul avec sa caméra, et il anticipe sur l’axe où ça va se passer, sur l’axe où la relation va devenir intéressante. Par exemple, dans cette grande pièce à la Howard Hawks de la femme qui tient le magasin général, où il y a le téléphone, etc., c’est invraisemblable en terme de scénographie. Il se déplace, et la scène vient exactement s’organiser comme il en avait l’intuition dans le bon plan, comme si c’était un cinéma découpé et mis en scène, c’est-à-dire qu’il a une faculté d’anticiper et de bouger en fonction de l’histoire qui va s’inventer, comme s’il la connaissait déjà. Comme si, à l’image, il avait déjà l’intuition du découpage, même quand il s’agit de plans fixes. A la fin, on se dit que c’est de la magie. Il est dans un axe, décroche un peu, et à ce moment-là arrive au fond quelqu’un qui vient au téléphone ; on est chez Fritz Lang, on est finalement dans une espèce de découpage au fur et à mesure que le plan se fait. Je n’ai pas d’exemple aussi fort de quelqu’un qui saisit du réel avec une telle intuition et une telle anticipation sur les évènements.
Une espèce de magie réside aussi dans la capacité de Wang Bing à être toujours là au bon moment, à un moment qui n’est pas forcément annoncé, mais c’est comme si sa présence faisait que les choses aient lieu et se fictionnalisent. Il y a une symbiose incroyable entre lui et eux, et ça tient sans doute à son statut : ce n’est pas un cinéaste pour eux, ils n’ont jamais vu de caméra, c’est quelqu’un qui est et qui vit avec eux pendant trois mois ou six mois, et il n’y a plus la moindre gêne ni méfiance. Il n’y a même pas de vraie hystérie, au sens où la caméra pourrait susciter des réactions hystériques. Et la scène magnifique où le fils craque n’a pas été créée pour le cinéma, mais quand Wang Bing est tombé sur le fils la première fois, il savait qu’il allait se passer quelque chose, qu’il y avait un mystère dostoïevskien sur les personnages, qui allait sortir.
Ce film réussit donc une chose que les plus grands cinéastes cherchent à faire à un moment de leur vie, c’est-à-dire passer du niveau général, économique, politique, etc., au niveau des petites histoires individuelles, des affects, des toutes petites choses, totalement en douceur. Il n’y a pas de raideur théorique, jamais, et il fait à la fois le très grand et le très petit, il est toujours à une altitude variable. Filmer proche des gens, ce n’est pas si difficile, même si ça donne parfois lieu à de très beaux films, et c’est forcément intéressant, mais en tout cas, sa posture est autrement dialectique. Il suit des gens, il est parfois au plus près de leur vie, et en même temps il ne perd jamais de vue que son film a un très grand projet, ambitieux, qui est celui de témoigner, de rapporter qu’à un moment, il s’est passé quelque chose d’irréversible, qui est que cette région a été rayée de la carte, que ces gens sont devenus pauvres, qu’on les a chassés de leur maison. Le discours politique est totalement imbriqué dans le filmage, et c’est extrêmement difficile de garder les deux hauteurs, les deux visées, et à l’image il le fait aussi très bien, c’est-à-dire qu’il est très près très loin, notamment la première partie, très souvent en plans très larges, et puis des fois au contraire on est très près des figures, il y a des mouvements de pompage entre le particulier et le général. Et ce qui me paraît très impressionnant, c’est que ce n’est pas le même projet sur neuf heures, c’est-à-dire que chaque volet a sa propre cohérence de sujet et d’esthétique. Il pense en même temps le triptyque et chaque morceau comme un film à part, comme un projet artistique un peu à part, et il raconte quelque part qu’à un moment donné, au début du montage, il a voulu faire comme Griffith avec Intolerance, c’est-à-dire monter les trois histoires en même temps, et qu’il n’y est pas arrivé. Du coup, il s’est dit que si le film lui résistait, il allait faire trois volets, et rapporter les trois histoires en temps séparés. Evidemment, il ne pouvait pas mélanger, puisque chaque volet a sa propre cohérence. Lorsque qu’un volet est fini, il est bien fini, et il y a un renouvellement du film ; autrement dit, le film se réinvente quand on rentre dans le deuxième volet, puis il se réinvente quand on rentre dans le troisième volet, et du coup ce n’est pas fatigant. Il s’agit quand même de trois films, et on voit bien que le réglage du cinéaste par rapport à son propre film n’est pas le même, il règle au fur et à mesure.
Par ailleurs, comme je le disais, ce résultat a nécessité beaucoup de temps. Or, au cinéma, finalement, il y a deux richesses, l’argent et le temps. Et on ne peut pas avoir les deux. Si on a de l’argent, on n’a pas le temps, car la pression de la production est telle qu’il faut dépenser l’argent très vite. Les Américains en sont arrivés à un système de production où les films chers compressent le temps, et la richesse des films pauvres, au contraire, c’est le temps. Il est évident qu’un film comme Tiexi qu repose entièrement sur le capital temps, car prendre trois semaines pour se promener dans les rues et discuter avec les gamins, avant même tout projet de film, comme il l’a fait, ça explique la nature même du film. Et s’engager sur un tournage de deux ans, ça implique une vraie implication de la personne, d’autant qu’il n’avait à l’époque aucune garantie que ça serve à quelque chose, en terme d’aboutisement et de diffusion. Ca veut dire qu’il faut beaucoup de croyance, de ténacité, de conviction. On peut avancer à tâtons trois mois, mais deux ans c’est autre chose, pour ce qui est mis en jeu, y compris pour la suite, car 300 heures de rushes, c’est totalement décourageant. L’idée de les voir une deuxième fois pour chercher un plan devait être difficile, meme s’il avait du sans doute organiser un peu les choses avant. Donc, la pauvreté des nouveaux outils s’accompagne d’une grande richesse : le réalisateur peut d’un seul coup mettre le temps de son côté complètement, dans les relations avec les gens qu’il filme, et ainsi sortir de la pression du système, de la pression du temps et de l’argent. Et au cinéma, l’argent n’est pas la liberté : plus on en a, plus on a de contraintes.
D’autre part, dans ce rapport entre le temps et l’argent, en ce qui concerne l’économie d’un film en DV, le prix d’un festival peut suffire à payer le montage, voire à payer un retournage. Il y a une économie absolument inédite par rapport aux sommes engagées. Par exemple, dans le numéro des Cahiers du Cinéma consacré à la Chine, certains cinéastes disent avoir tourné leur film avec 4000 euros. En donnant de l’argent à Wang Bing, le Festival de Rotterdam a ainsi carrément participé au film. Avant, les prix des festivals étaient des aumônes : ça allait aux distributeurs, qui payaient l’affiche avec, ou ce genre de choses, en tout cas ça inférait rarement -sauf pour les courts-métrages- dans la production d’un autre film de la même importance que celui qui avait été primé. Il y a un changement d’échelle radical.

Tiexi Qu est donc un vrai événement dans l’histoire du cinéma, dans la mesure où ce film n’aurait pas pu être fait, ou évidemment autrement que comme ça, avec une petite caméra, et en vivant avec les gens. Mais en même temps, ce n’est pas un projet indexé sur la petite caméra, comme ce que font les Français. Les Français se disent « J’ai une petite caméra, je filme ma copine dans la salle de bain ». C’est indexé sur l’intime, sur la petitesse de l’objet, et là c’est un projet digne de Ford ou de Griffith en terme d’ambition de l’objet, pour lequel il arrive au bon moment avec cet objet idéal, pour faire un très grand projet, qui aurait pu donner aussi un grand film académique, s’il n’y avait pas eu le vivant lié à ce petit objet. C’est-à-dire qu’il n’a pas déduit son ambition de l’outil, il a trouvé le bon outil par rapport à une ambition énorme de film, et du coup c’est la première fois où je vois un film en me disant que la révolution de la petite caméra est réelle. Avant, jamais je n’avais été convaincu par aucun film tourné en mini DV. Les films français faits en mini DV m’amusent beaucoup, car avec une caméra 35 à l’épaule, ça aurait été exactement pareil. Quand on m’explique que l’actrice est plus émue parce qu’on est seul avec elle, ça me fait beaucoup rire, parce que d’abord ce n’est pas vrai, elle n’est pas meilleure, et ensuite parce qu’avec une caméra à l’épaule, c’est exactement pareil. Il y donc a un bluff incroyable sur les petites caméras, qui ne donnent pas des œuvres extraordinairement différentes de ce qu’il y avait eu avant. C’est organique, c’est-à-dire que ce film n’existerait pas sans la posture de cinéaste qu’autorise cet outil.

WANG BING

La génération des années 90, en Chine, est différente de celle des années 80. Après les années 90, il y a eu une incroyable croissance économique, c’est pourquoi les gens travaillent dans tous les domaines, et aspirent progressivement à l’indépendance. Je cherchais moi-même à m’exprimer en tant que cinéaste, et après réflexion, de façon à mettre les choses en pratique et à rendre compte de l’état d’esprit des gens, il m’a semblé que la première étape était la forme documentaire.
L’idée de faire ce film est également née d’un sentiment de forte implication personnelle. Je trouve la société chinoise très compliquée, qui ne permet ni de faire face sereinement aux difficultés de la vie quotidienne, ni de s’exprimer librement. Tout le monde est isolé, chacun cherche un chemin, une solution, mais les projets ne convergent pas. Ma ville, Chenyang, se situe dans une zone industrielle, dans laquelle il y a énormément d’usines, et j’ai choisi le sujet de mon film pour permettre aux habitants, les ouvriers, de s’exprimer, ainsi que leur famille, à propos des évènements économiques.
Actuellement, dans la société chinoise, chaque individu pense que ses propres pensées sont correctes, et se fiche des pensées et des sentiments autour de lui ; tout le monde ne regarde que soi-même sans avoir la curiosité de l’autre. C’est ainsi car les habitants de ce territoire n’ont pas le sentiment de sécurité. C’est un stress invisible, fortement ancré dans le cœur de chacun. La Chine a pourtant connu un certain nombre d’évolutions ces derniers temps, mais chaque période de mutation répète les mêmes défauts. Il n’y a pas de solution, c’est pourquoi, en apparence, vu que les Chinois sont très travailleurs, il y a des richesses visibles, mais ce n’est pas une solution pour régler les soucis ancrés.
Au départ, ce repli sur soi est une résurgence de l’influence de Mao, qui était un personnage extrêmement idéaliste. Il souhaitait révolutionner la société chinoise, pour lui donner le meilleur, mais malheureusement la force humaine ne peut faire s’incliner la force naturelle. A cette époque, son message reflètait les pensées de la majorité des Chinois, et c’est ce qui lui a permis d’obtenir une position de leader. Mais l’humanité ne peut aller à l’encontre de la nature. L’attitude de Mao a eu beaucoup de conséquences négatives, notamment au niveau de la coexistence des habitants. D’autre part, le capitalisme fait des progrès immenses, et chacun ne croit plus qu’en sa propre force.

Au départ, j’ai simplement filmé dans la rue, entouré de beaucoup d’enfants. Peu à peu, je me suis lié d’amitié avec eux, et c’est par leur intermédiaire que je suis entré dans leur famille. Mon idée n’était pas de raconter immédiatement une histoire, directement, mais plutôt de nouer des amitiés, en oubliant le sujet principal de mon film. Ce n’était d’autre part pas une histoire prévue. J’ai donc d’abord sympathisé avec les enfants, marché dans la rue, pendant environ deux semaines, pour apprendre à connaître les habitants locaux, à observer les conditions de vie quotidienne. Je ne disais pas que j’entamais un film. J’ai ensuite réussi à rentrer dans leur vie quotidienne, naturellement.
Pour la construction de l’histoire, il n’y avait qu’une seule règle : éviter de partager mes idées et mes inspirations. Je crois que divulguer mon projet dans une trop grande mesure m’aurait mené à l’échec. J’ai donc construit l’histoire seul et mentalement, ce qui me permettait également de prendre mon temps. Concernant l’organisation du tournage, l’essentiel était de me concentrer, pour chaque endroit filmé, sur l’usine et les quartiers résidentiels, ainsi que sur le train. J’ai d’abord parlé avec un ouvrier, pour me familiariser avec l’endroit, puis j’ai été guidé et j’ai visité les lieux et c’est ainsi que j’ai choisi trois usines. J’essayais de filmer les trois usines chaque jour. Je prenais donc beaucoup le train, et je voulais voir et revoir les endroits ou je tournais, de facon à construire l’histoire la plus minutieusement possible. C’est par ailleurs ce qui m’a permis de réaliser à quel point le train est central. Il passe dans chaque ville, dans chaque industrie et dans chaque usine. En observant le train, je me suis vite rendu compte qu’il canalisait tous les intérêts et toutes les attentes des hommes.
La seconde partie du film se subdivise en deux sous-parties. Le sujet principal de la première est l’enfance. Les adultes travaillaient toute la journée, n’étaient jamais disponibles, alors que les enfants étaient des personnages actifs du quartier. Les adolescents, à l’âge de 16-17 ans, développent des sentiments, une sensibilité et une grande curiosité à leur propre environnement. Dans le film, un jeune garçon a envie d’approcher une jeune fille, mais la tradition chinoise s’impose à lui et le rend timide. Ce garçon a essayé de faire connaissance avec cette fille au travers de la lettre, mais moi, en tant que réalisateur, je ne disais pas que je filmais, je me contentais de suivre les gens, quotidiennement, avec leur accord, sans que la présence de la caméra ne les gêne.
A ce propos, j’ai d’ailleurs utilisé une mini-caméra, très maniable. J’ai commencé par un cadre fixe, en filmant simplement les gens qui passaient. J’ai ensuite réfléchi et construit mentalement un scénario, élaboré des personnages, en m’appuyant sur ce qui traversait le cadre. Après les choix initiaux, j’ai fixé certains certains endroits, et d’autres personnages me sont apparus. C’est après cela que j’ai pris les orientations techniques qui m’ont semblé les plus adéquates.

Il était nécessaire de réfléchir précisément au sujet et de la facon d’en rendre compte. L’idée d’origine était de faire un film de trois heures. Mais je me suis rapidement rendu compte qu’il s’agissait d’une durée trop brève si je voulais traiter le sujet en profondeur. Idem pour cinq heures. J’ai donc décidé de faire trois parties. Une telle durée n’était donc pas préméditée, elle m’est progressivement apparue comme une évidence et une nécessité pour une compréhension totale pour le spectateur.
Avant le film, j’étais très innocent, je ne connaissais pas mon métier et je ne suivais donc aucune règle. Mais lorsque j’ai demandé des subventions au Festival de Rotterdam, je n’ai pas eu de contact, et ils ne m’ont donné aucune consigne. J’ai donc fait des efforts pour réduire le film à trois heures, mais c’était trop court, je ne pouvais pas raconter réellement une histoire, ni livrer un point de vue complet, harmonieux. La durée finale est la plus adéquate, et elle n’a jamais été envisagée comme un obstacle à une éventuelle distribution.
Les neuf heures se sont donc imposées en discutant avec le monteur. Concernant le rythme, je ne pouvais ni ne voulais livrer un film trop rapide, qui aurait occulté certaines choses. C’est pourquoi j’ai opté pour un montage plus lent. J’ai ensuite travaillé avec un autre monteur, et le montage a duré quatre mois au total. La première partie m’a notamment pris un mois et demi, et le résultat représente cinq heures du film. J’ai visionné les 300 heures de rushes que j’avais recueillies, je me suis basé sur les notes que j’avais prises lors du tournage, et sur ma mémoire. Je me suis ainsi remémoré certains détails, que j’ai organisés de façon à ce que l’histoire ressorte naturellement. Le film m’a occupé au total plus de trois ans.

Le film a été découvert en novembre 2001 par un responsable du Festival de Berlin, par l’intermédiaire d’un ami de son interprète, en Chine. Le film n’était pas terminé, et je lui en ai montré une quarantaine de minutes. Il a retenu immédiatement le film, et je me suis donc rapidement remis au travail.
Au départ, je n’ai jamais pensé que le film puisse sortir. Je voulais avant tout filmer ce que je voyais, honnêtement. Je n’avais envisagé de sortie, de distributeur, de passage en festival, encore moins de réputation mondiale. Tout cela est un résultat surprenant pour moi. Cependant, il est très peu probable qu’un film comme celui-ci puisse passer à la télévision chinoise. J’ai contacté deux producteurs, qui m’ont donné des réponses négatives. D’autre part, lorsque je les ai sollicités, je n’étais pas encore fixé sur la durée définitive du film, je ne pouvais donc pas m’avancer.
Quoiqu’il en soit, il est difficile de catégoriser le film. Je peux m’exprimer librement et le film est légal, mais il n’a pas de distributeur officiel. Il se pourrait que la reconnaissance internationale de certains films chinois, dont le mien, finisse par jouer en faveur d’un assouplissement de la part du régime. Dans le système chinois, il faut d’abord passer certains contrôles, c’est-à-dire proposer un résumé du film, d’environ 1000 caractères chinois. Je ne connais pas précisément les standards sélectionnés, mais les réalisateurs chinois les plus connus, Zhang Yimou et Chen Kaige, ont été acceptés par le régime car ils font des films censés être représentatifs de la Chine continentale. Actuellement, Pékin choisit d’autres réalisateurs chargés de diffuser une image officielle du pays, et surtout d’obtenir une réputation mondiale.