Jacques Becker est un cinéaste auquel il faudrait être plus fidèle. Dans son Encinéclopédie, Paul Vecchiali renversait certains axiomes cinéphiles en relativisant l'importance de Jean Renoir au profit d'autres cinéastes oubliés. Anatole Litvak et Raymond Bernard en tête de liste. Jacques Becker mérite le même traitement, non pas qu'il soit meilleur cinéaste que Renoir, mais le placer sur le même piédestal serait la moindre des choses. Becker a donc grandi auprès de Jean Renoir en étant assistant réalisateur sur plusieurs de ses films dont La Grande Illusion et Partie de campagne. Une relation qui allait au-delà du rapport professionnel comme l'indique Renoir "notre amitié dépassait le cadre des amitiés normales. Si notre aspect physique n'eut écarté tout soupçon de ce genre, les esprits mal tournés eussent pu croire que nos relations frisaient l'aventure amoureuse. Et pourquoi pas ?"
De l'exubérant Renoir, le discret Becker a forcément été influencé autant par la vivacité et la concision des dialogues que par une volonté de donner de l'importance à n'importe quel acteur : la concierge et le majordome de Edouard et Caroline ont aussi droit à leur quart d'heure de gloire. Goupi Mains Rouges malgré sa structure boursouflée peut être vu comme une version rurale [du] Crime de monsieur Lange. On y retrouve un certain goût pour une fantaisie aux accents burlesques qui vient rivaliser avec le canevas policier ─ ressort narratif qui laissera un goût amer pour Becker qui ne se souciera plus du suspens. D'ailleurs, son cinéma est pour le moins dénué d'intentions, ce qui n'a rien à voir avec l'ambition. Il ne cherche pas à raconter la grande Histoire, encore moins à aborder un sujet grave ou social. On a trop souvent cherché à le mettre dans une catégorie. Est-il un réalisateur attaché au social ? Attaché aux films policiers ? Peu importe. Becker est avant tout un artisan qui cherche à perfectionner son art au fur à mesure de ses projets.
Des premiers balbutiements hasardeux mais généreux (Dernier Atout, Goupi Mains Rouges aux modèles de justesse que sont Casque d'or et Les amants de Montparnasse ─ je pourrais aussi citer Le Trou mais ce film est d'un telle froideur qu'il m'est impossible d’émettre un jugement de goût ─, Becker s’est à la fois allégé des ficelles narratives tout en gagnant de la lisibilité et en comprenant que la réussite d'une mise en scène passe essentiellement par les acteurs, la façon dont réagit la caméra qui se doit de leur donner l'espace nécessaire. Plus encore, la mise en scène de Jacques Becker passe par l'expression de l'acteur. Edouard est un pianiste qui se voit obligé de faire ses preuves devant les invités de la belle famille. Une situation dominée par le malaise du protagoniste que la mise en scène suggère par le regard et les gestes mécaniques de l'acteur auquel Becker porte une confiance aveugle ; il n'a pas besoin de surligner avec une quelconque pirouette visuelle permettant de montrer la subjectivité du personnage, il reste objectif face à la situation laissant aux acteurs les clés de la juste expression. Sur ce point, Edouard et Caroline n'a guère besoin de se cacher devant La folle ingénue d’Ernst Lubitsch et La dame du vendredi d’Howard Hawks. Becker est donc un cinéaste qui ne cherche pas une esthétique particulière pour se valoriser. Si on devait le rapporter à un certain type de cinéaste ─ Et c'est peut-être son trait le plus singulier ─ Nul doute qu'il aurait sa place auprès de certains hollywoodiens, qui ne se souciaient pas d'être reconnus en tant qu'auteurs, abordant des genres différents pour mieux explorer les variations offertes par les acteurs.
Dans une interview accordée à Jacques Rivette et François Truffaut à propos de son véritable premier long-métrage, réalisé en 1941, Becker pensait que "cela plairait sans doute aux gens qui se trouvaient privés de films américains ; de voir un film d’aventures dont les héros seraient des gangsters." Tout comme Fassbinder qui rêvait de faire des films hollywoodiens en Allemagne, le rêve de Becker lorgnait peut-être vers cette idée de faire des films hollywoodiens en France avec la rigueur et le plaisir qui définit certains grands cinéastes tels que Griffith ou Walsh. Pure idée de cinéphile qui montre qu'on n'a pas fini d'être fasciné par l'œuvre de cet homme modeste et passionné qu'était Jacques Becker, à l’image de l’influence que ce dernier a pu avoir sur Jacques Demy et François Truffaut.