PROGRAMMATION AVRIL 2007
Japon, 1952, 1h13, VOSTF
Avec Kinuyo Tanaka, Tsukie Matsuura, Ichirô Sugai, Toshirô Mifune, Toshiaki Konoe, Kiyoko Tsuj, Hisako Yamane
Avec Kinuyo Tanaka, Tsukie Matsuura, Ichirô Sugai, Toshirô Mifune, Toshiaki Konoe, Kiyoko Tsuj, Hisako Yamane
Oharu, femme galante, se souvient de son passé : son amour pour un jeune homme de condition inférieure, la mort de ce dernier, son bannissement de la cité impériale, son mariage, sa vie de courtisane... L’une des œuvres maîtresses de Kenji Mizoguchi. Poème dramatique somptueux, ce pur chef d’œuvre sur la frustration et la négation du désir fit reconnaître le maître en Occident.
« La Vie d’Oharu, femme galante, commence par sa fin. Silhouette au visage dérobé glissant comme un spectre entre les maisons, suivie par un travelling dont la lenteur redouble la sienne, lestée semble-t-il par le poids des décennies accumulées ici-bas. Cette préambulaire image de déchéance induit assurément un apogée que les femmes rieuses qui l’ont rejointe sur son chemin la somment maintenant d’évoquer. Splendeur puis misère d’une courtisane, il doit s’agir de cela. À ceci près que Mizoguchi n’est pas connu pour procéder comme le commun de sa corporation. Ce sera donc misère et misère d’une courtisane. Sitôt entamé le long flash-back que l’ensemble du récit épouse, c’est déjà fini. Oharu est jeune, belle, noble, désirée par des seigneurs ; pendant deux minutes elle semble même évoluer avec assurance dans ce microcosme distingué, et, patatras, il n’en est rien, une maladie lui tombe dessus : elle aime le sans-grade Inosuke qui, comble de malheur, le lui rend bien. Tout ce qu’il ne fallait pas faire. Patatras, oui : avouant ses sentiments à Inosuke après avoir feint de ne pas daigner seulement le regarder, elle s’écroule, précédant le travail du destin de matyre auquel elle vient de se condamner. Inosuke est dûment décapité, Oharu exclue de la cour avec ses parents. Les voici regagnant la campagne, glissant latéralement sur une passerelle, tous baignant dans une pénombre semblable à celle qui accompagnait son errance augurale. Nous somme à la minute 15 d’un film qui en compte 120, le crépuscule a déjà commencé. Oharu n’en sortira plus, souvent indistincte dans le plan, estompée par une brume vespérale ou réduite à presque rien par sa relégation à l’arrière-plan. Ainsi chaque début de scène convie le spectateur à un jeu qui s’appellerait : cherchez l’héroïne. Il arrive même qu’il faille attendre quelques plans pour enfin la découvrir. C’est qu’en bonne logique marxiste, Mizoguchi livre d’abord le contexte englobant : d’abord l’extérieur pour camper le contexte traditionnel, puis les tractations des hommes, puis en dernière instance seulement l’objet de leur tractation. La femme. Oharu. Repérée ici par le palanquin du seigneur Matsudaire à la recherche d’une génitrice pour son maître ; forcée là par son père ruiné de rejoindre une maison de courtisanes afin de renflouer les caisses de la famille vidées par leur disgrâce ; choisie entre toutes, une fois engagée, par un client dispendieux et séduit par son ''désintéressement'' (savoureuse perversité). Ce dernier cas offre une mathématique de plans tout à fait exemplaire : d’abord la rue, puis, s’extrayant des silhouettes anonymes, un gentilhomme gras et rustaud, puis le bordel, puis un insert sur le tas d’or que le client a répandu au sol, puis Oharu, comme suscitée par la somme des images précédentes. Mais cette systématique discrétion d’Oharu peut se lire, à l’inverse, comme voulue et désirée par elle. C’est elle qui, sciemment, se fait toute petite dans le champ. Si elle n’écoutait qu’elle, elle s’y soustrairait totalement. Son premier réflexe à chaque fois que le sort l’accable : la fuite. Or toujours on revient la chercher. Même cachée au centre d’un carrée de linge tendu, réfugiée dans le non-lieu de l’art du chant, le palanquin soulève un tissu, l’aperçoit et la tire hors de là d’une main autoritaire. Même disparue dans l’obscurité de la profondeur de champ pour rattraper son fils devenu seigneur et qui l’ignore, elle est poursuivie par les gardes et ramenée littéralement dans la lumière du plan. La légendaire cruauté du cinéma de Mizoguchi tient peut-être à un détail simple, qui s’exerce sur la victime et indissociablement sur le spectateur : la première n’y est jamais seule, si bien que le second est privé de plages d’intimité avec le personnage où la compassion pourrait opérer. On comprend mieux maintenant le rire avec lequel Oharu racontait, au début, que les hommes refusaient désormais ses services, dégoûtés par sa laideur. Repoussante, plus personne ne vient l’emmerder. Elle a gagné le droit d’être seule, délaissée, fantomatique, bientôt morte, enfin libre. »
François Bégaudeau, Les Cahiers du cinéma
« Kinuyo Tanaka reste dans l’esprit du public la douloureuse Oharu, femme galante, mais son itinéraire – environ 200 films en tant qu’interprète et une carrière inattendue de réalisatrice – est l’un des plus originaux de l’histoire du cinéma japonais. Née en 1910 à Yamaguchi (Japon), la très jeune fille (elle n’a pas 14 ans) est repérée sur scène où elle joue et chante dans des spectacles de divertissement. Les grands studios Schochiku la prennent sous contrat. Leur devise : ''Le spectacle doit amener de la joie.'' De fait, Kinuyo Tanaka ne tarde pas à devenir célèbre pour le charme et la fraîcheur de ses interprétations. Son rôle de jeune femme docile dans le premier film parlant japonais, Mon amie et mon épouse (Heinosuke Gosho, 1931), la rend particulièrement populaire. Sa route croise très vite celle des grands cinéastes. Elle tourne plusieurs fois pour Yasujiro Ozu (Où sont les rêves de jeunesse ?, 1932 ; Femmes de Tokyo, 1933) et est brièvement mariée au réalisateur Hiroshi Shimizu, qui jouit d’une grande reconnaissance à l’époque. Tout bascule quand elle rencontre Kenji Mizoguchi, qui tombe amoureux d’elle et lui confie les premiers rôles dans 14 de ses films le temps d’une décennie de chefs-d’œuvre, de 1944 à 1954. Simple hasard ou emprunt direct à leur relation privée, Mizoguchi la représente régulièrement en muse aux prises avec son Pygmalion : elle est, par exemple, le modèle d’un peintre dans Cinq femmes autour d’Utamaro (1946) et comédienne dans L’Amour de l’actrice Sumako (1947). Grand chorégraphe du désir, Mizoguchi est aussi un artiste de la cruauté, dont les héroïnes sont régulièrement blessées, moquées, humiliées jusqu’à la mise en croix par des pères ou des amants impitoyables. Kinuyo Tanaka est l’interprète privilégiée de ces rôles de victimes magnifiques ; souple, légère, d’une remarquable subtilité dans les expressions du visage et les nuances du regard. Après une visite à Hollywood en 1949, l’actrice s’affranchit de la tutelle du studio et gagne son indépendance : elle continue son travail avec Mizoguchi, bien sûr, mais tourne aussi avec Mikio Naruse (La Mère, 1952 ; Chronique de mon vagabondage, 1962) et Akira Kurosawa (Barberousse, 1965). Surtout, contre l’avis de Mizoguchi, elle devient réalisatrice elle-même, la première femme japonaise à pratiquer cette profession. Ses six films – de Koibumi (1953) à Onna bakari no yuro (1961) – sont difficilement trouvables. Kinuyo Tanaka disparaît en 1977. Son souvenir est salué, en 1987, par un film de Kon Ichikawa, Eiga Joyu (Film Actress en anglais), qui fait malheureusement l’impasse sur sa deuxième vie de créatrice et se concentre sur le couple qu’elle format avec Mizoguchi. »
Florence, Colombani, Le Monde
« La Vie d’Oharu, femme galante, commence par sa fin. Silhouette au visage dérobé glissant comme un spectre entre les maisons, suivie par un travelling dont la lenteur redouble la sienne, lestée semble-t-il par le poids des décennies accumulées ici-bas. Cette préambulaire image de déchéance induit assurément un apogée que les femmes rieuses qui l’ont rejointe sur son chemin la somment maintenant d’évoquer. Splendeur puis misère d’une courtisane, il doit s’agir de cela. À ceci près que Mizoguchi n’est pas connu pour procéder comme le commun de sa corporation. Ce sera donc misère et misère d’une courtisane. Sitôt entamé le long flash-back que l’ensemble du récit épouse, c’est déjà fini. Oharu est jeune, belle, noble, désirée par des seigneurs ; pendant deux minutes elle semble même évoluer avec assurance dans ce microcosme distingué, et, patatras, il n’en est rien, une maladie lui tombe dessus : elle aime le sans-grade Inosuke qui, comble de malheur, le lui rend bien. Tout ce qu’il ne fallait pas faire. Patatras, oui : avouant ses sentiments à Inosuke après avoir feint de ne pas daigner seulement le regarder, elle s’écroule, précédant le travail du destin de matyre auquel elle vient de se condamner. Inosuke est dûment décapité, Oharu exclue de la cour avec ses parents. Les voici regagnant la campagne, glissant latéralement sur une passerelle, tous baignant dans une pénombre semblable à celle qui accompagnait son errance augurale. Nous somme à la minute 15 d’un film qui en compte 120, le crépuscule a déjà commencé. Oharu n’en sortira plus, souvent indistincte dans le plan, estompée par une brume vespérale ou réduite à presque rien par sa relégation à l’arrière-plan. Ainsi chaque début de scène convie le spectateur à un jeu qui s’appellerait : cherchez l’héroïne. Il arrive même qu’il faille attendre quelques plans pour enfin la découvrir. C’est qu’en bonne logique marxiste, Mizoguchi livre d’abord le contexte englobant : d’abord l’extérieur pour camper le contexte traditionnel, puis les tractations des hommes, puis en dernière instance seulement l’objet de leur tractation. La femme. Oharu. Repérée ici par le palanquin du seigneur Matsudaire à la recherche d’une génitrice pour son maître ; forcée là par son père ruiné de rejoindre une maison de courtisanes afin de renflouer les caisses de la famille vidées par leur disgrâce ; choisie entre toutes, une fois engagée, par un client dispendieux et séduit par son ''désintéressement'' (savoureuse perversité). Ce dernier cas offre une mathématique de plans tout à fait exemplaire : d’abord la rue, puis, s’extrayant des silhouettes anonymes, un gentilhomme gras et rustaud, puis le bordel, puis un insert sur le tas d’or que le client a répandu au sol, puis Oharu, comme suscitée par la somme des images précédentes. Mais cette systématique discrétion d’Oharu peut se lire, à l’inverse, comme voulue et désirée par elle. C’est elle qui, sciemment, se fait toute petite dans le champ. Si elle n’écoutait qu’elle, elle s’y soustrairait totalement. Son premier réflexe à chaque fois que le sort l’accable : la fuite. Or toujours on revient la chercher. Même cachée au centre d’un carrée de linge tendu, réfugiée dans le non-lieu de l’art du chant, le palanquin soulève un tissu, l’aperçoit et la tire hors de là d’une main autoritaire. Même disparue dans l’obscurité de la profondeur de champ pour rattraper son fils devenu seigneur et qui l’ignore, elle est poursuivie par les gardes et ramenée littéralement dans la lumière du plan. La légendaire cruauté du cinéma de Mizoguchi tient peut-être à un détail simple, qui s’exerce sur la victime et indissociablement sur le spectateur : la première n’y est jamais seule, si bien que le second est privé de plages d’intimité avec le personnage où la compassion pourrait opérer. On comprend mieux maintenant le rire avec lequel Oharu racontait, au début, que les hommes refusaient désormais ses services, dégoûtés par sa laideur. Repoussante, plus personne ne vient l’emmerder. Elle a gagné le droit d’être seule, délaissée, fantomatique, bientôt morte, enfin libre. »
François Bégaudeau, Les Cahiers du cinéma
« Kinuyo Tanaka reste dans l’esprit du public la douloureuse Oharu, femme galante, mais son itinéraire – environ 200 films en tant qu’interprète et une carrière inattendue de réalisatrice – est l’un des plus originaux de l’histoire du cinéma japonais. Née en 1910 à Yamaguchi (Japon), la très jeune fille (elle n’a pas 14 ans) est repérée sur scène où elle joue et chante dans des spectacles de divertissement. Les grands studios Schochiku la prennent sous contrat. Leur devise : ''Le spectacle doit amener de la joie.'' De fait, Kinuyo Tanaka ne tarde pas à devenir célèbre pour le charme et la fraîcheur de ses interprétations. Son rôle de jeune femme docile dans le premier film parlant japonais, Mon amie et mon épouse (Heinosuke Gosho, 1931), la rend particulièrement populaire. Sa route croise très vite celle des grands cinéastes. Elle tourne plusieurs fois pour Yasujiro Ozu (Où sont les rêves de jeunesse ?, 1932 ; Femmes de Tokyo, 1933) et est brièvement mariée au réalisateur Hiroshi Shimizu, qui jouit d’une grande reconnaissance à l’époque. Tout bascule quand elle rencontre Kenji Mizoguchi, qui tombe amoureux d’elle et lui confie les premiers rôles dans 14 de ses films le temps d’une décennie de chefs-d’œuvre, de 1944 à 1954. Simple hasard ou emprunt direct à leur relation privée, Mizoguchi la représente régulièrement en muse aux prises avec son Pygmalion : elle est, par exemple, le modèle d’un peintre dans Cinq femmes autour d’Utamaro (1946) et comédienne dans L’Amour de l’actrice Sumako (1947). Grand chorégraphe du désir, Mizoguchi est aussi un artiste de la cruauté, dont les héroïnes sont régulièrement blessées, moquées, humiliées jusqu’à la mise en croix par des pères ou des amants impitoyables. Kinuyo Tanaka est l’interprète privilégiée de ces rôles de victimes magnifiques ; souple, légère, d’une remarquable subtilité dans les expressions du visage et les nuances du regard. Après une visite à Hollywood en 1949, l’actrice s’affranchit de la tutelle du studio et gagne son indépendance : elle continue son travail avec Mizoguchi, bien sûr, mais tourne aussi avec Mikio Naruse (La Mère, 1952 ; Chronique de mon vagabondage, 1962) et Akira Kurosawa (Barberousse, 1965). Surtout, contre l’avis de Mizoguchi, elle devient réalisatrice elle-même, la première femme japonaise à pratiquer cette profession. Ses six films – de Koibumi (1953) à Onna bakari no yuro (1961) – sont difficilement trouvables. Kinuyo Tanaka disparaît en 1977. Son souvenir est salué, en 1987, par un film de Kon Ichikawa, Eiga Joyu (Film Actress en anglais), qui fait malheureusement l’impasse sur sa deuxième vie de créatrice et se concentre sur le couple qu’elle format avec Mizoguchi. »
Florence, Colombani, Le Monde
SEANCES
samedi 7 avril à 18h30
dimanche 8 avril à 20h30
mardi 10 avril à 20h30
dimanche 8 avril à 20h30
mardi 10 avril à 20h30