The World
"En 1960, (…) les lépreux langiens du Tombeau hindou faillirent venir vers moi dans un cinéma de la banlieue nord. Ils avaient la même façon de tendre leurs moignons comme des mains et d’en appeler en râlant doucement à mon bon cœur. "A ma place", heureusement, il y avait Sabine Bethmann étendue sur le sable gris-bleu, les regardant avec une calme horreur que je connaissais bien. Ce n’était pas la même peur : le cinéma était devenu pour moi le lieu du hors-champ, du montage, de la suture, de la "place du spectateur", en un mot le contraire du théâtre. D’ailleurs, dans le film, le souterrain s’écroulait sur la meute lépreuse, et le fidèle Asagara se sacrifiait pour maintenir ces acteurs un peu trop réels dans la caverne du cinéma, dans le tombeau du plan. Dans le noir.
La rampe, c’est un peu tout cela. Le chiffre d’une peur archaïque. L’architecture encore théâtrale de la salle de cinéma : ici, un bout de scène, là une avancée de planches, un reste de coulisses, une fosse pour une absence d’orchestre, un balcon menaçant, un rideau. La rampe, c’est la ligne de fracture dans le cube scénographique que des fantômes gris (gris de ne plus baigner dans la lumière) emprunteraient pour sortir de l’écran et ramper vers moi telle une cour des miracles, exigeant ma pitié, riant de ma gêne. La rampe : les limbes du cinéma, le lieu louche d’un rapt redouté."
Serge Daney
L’affaire langienne est connue, et Bernard Benoliel la rappelle d’ailleurs dans l’ouvrage consacré à la programmation , qu’il a établie sur proposition de l’ACOR (Association des Cinémas de l’Ouest pour la Recherche). Lorsqu’il "allait au cinéma" (et non "voir un film"), l’enfant Serge Daney, accompagné de sa mère, était terrorisé par les "attractions" (chansonniers, humoristes, musiciens, etc.) préalables à la projection du film. Mais surtout par le passage furtif de ces artistes mendiants dans les rangs. Comme si, soudainement, ils abandonnaient leur place attitrée pour se faufiler dans un espace interdit et par là même terrifier les enfants, qui appréhendaient justement ce franchissement de la rampe. Parfois, cette peur se rejouait donc à l’intérieur de certains films, non seulement pour l’enfant Daney mais aussi pour tous ceux qui "éprouvent cette terreur instinctive du vrai théâtre" (Benoliel).
La rampe, c’est un peu tout cela. Le chiffre d’une peur archaïque. L’architecture encore théâtrale de la salle de cinéma : ici, un bout de scène, là une avancée de planches, un reste de coulisses, une fosse pour une absence d’orchestre, un balcon menaçant, un rideau. La rampe, c’est la ligne de fracture dans le cube scénographique que des fantômes gris (gris de ne plus baigner dans la lumière) emprunteraient pour sortir de l’écran et ramper vers moi telle une cour des miracles, exigeant ma pitié, riant de ma gêne. La rampe : les limbes du cinéma, le lieu louche d’un rapt redouté."
Serge Daney
L’affaire langienne est connue, et Bernard Benoliel la rappelle d’ailleurs dans l’ouvrage consacré à la programmation , qu’il a établie sur proposition de l’ACOR (Association des Cinémas de l’Ouest pour la Recherche). Lorsqu’il "allait au cinéma" (et non "voir un film"), l’enfant Serge Daney, accompagné de sa mère, était terrorisé par les "attractions" (chansonniers, humoristes, musiciens, etc.) préalables à la projection du film. Mais surtout par le passage furtif de ces artistes mendiants dans les rangs. Comme si, soudainement, ils abandonnaient leur place attitrée pour se faufiler dans un espace interdit et par là même terrifier les enfants, qui appréhendaient justement ce franchissement de la rampe. Parfois, cette peur se rejouait donc à l’intérieur de certains films, non seulement pour l’enfant Daney mais aussi pour tous ceux qui "éprouvent cette terreur instinctive du vrai théâtre" (Benoliel).
ÉMANCIPATIONS
Dans La rose pourpre du Caire (Woody Allen, 1984), Cecilia voit beaucoup de films, plusieurs fois les mêmes, poussée par la nécessité de s’extraire d’un quotidien morne, de vivre l’amour -le vrai- par procuration. Une aliénation volontaire, par le divertissement, qui excède le cadre du fantasme lorsque Tom Baxter, le héros du film qu’elle regarde en boucle, sort de l’écran (littéralement) pour passer "dans le monde du possible" et venir lui déclarer sa flamme. Le désordre que cet évènement inattendu crée parmi les protagonistes du film dans le film autant que pour les spectateurs effleure à peine Cecilia et Tom, partis virevolter et tenter de s’aimer.
Mais ce refus du déterminisme scénique ne dure qu’un temps, et Tom, passablement dérouté par les normes du monde réel (en pleine embrassade : "Où est le fondu ? Quand les baisers sont fougueux et les étreintes passionnées, avant de faire l’amour, il y a toujours un fondu."), est contraint de traverser l’écran en sens inverse, afin que la fiction reprenne ses droits. A la différence qu’il y emmène Cecilia et l’intègre au déroulement du film, au grand dam de tous les personnages (un maître d’hôtel, abasourdi : "Alors, on sucre carrément l’intrigue ?", dit-il avant d’entamer son rêve de personnage : jouer des claquettes). Tom Baxter, enfin ponctuellement libre après 2000 séances identiques et d’une parfaire monotonie, aura pourtant eu le droit d’aimer une autre femme que celle que lui impose le scénario.
Pour remettre la main sur une frêle et jeune femme, King Kong (M.C. Cooper et E.B. Shoedsack, 1933) aura commis une erreur fatale : vouloir franchir les limites du territoire qui le séparent de celui occupé par les indigènes de Skull Island, en détruisant une imposante barrière en bois construite à des fins protectrices. Cette transgression, cette audace pulsionnelle le rendent pour la première fois vulnérable, et sa capture devient presque une formalité pour quelques explorateurs et un cinéaste aventurier, qui décide ensuite d’exhiber la monumentale bestiole sur les planches de Broadway.
Avant le lever de rideaux, une spectatrice se plaint d’être trop loin de l’écran, ce à quoi un employé répond qu’il ne s’agit pas d’un film mais de "la huitième merveille du monde". Et sa position éloignée la préservera au contraire de la fureur du gorille géant, lorsque celui-ci, libéré des chaînes qu’il aura eu peu de mal à briser, partira à la recherche de sa Belle, tuant et détruisant New York sur son passage. Grimpé au sommet de l’Empire State Building, Ann Darrow en mains, King Kong ne connaîtra qu’un bref répit. Et dans l’un des avions qui le mitraillent, Cooper et Shoedsack, pilotes furtifs, s’attèlent à abattre la bête, comme si les géniteurs de King Kong avaient eux aussi hâte qu’il succombe, dépassés par les conséquences désastreuses de ce mouvement d’émancipation en deux temps.
L’évocation de ces deux films trace déjà la principale ligne de force du Préjugé de la rampe : la mise à distance des protagonistes, la circonscription de leur espace vital en même temps que leur incapacité à s’y astreindre. Si les personnages sont tenus de se limiter à leurs rôles (et à leurs fonctions dramaturgiques), leur désir de dépasser les bornes (par lassitude, amour, colère, etc.) appelle une réévaluation de chacun en fonction de ces modifications radicales : qu’arrive-t-il au film, au cinéma, à l’acteur, au spectateur, au spectateur du film dans le film ?
Mais ce refus du déterminisme scénique ne dure qu’un temps, et Tom, passablement dérouté par les normes du monde réel (en pleine embrassade : "Où est le fondu ? Quand les baisers sont fougueux et les étreintes passionnées, avant de faire l’amour, il y a toujours un fondu."), est contraint de traverser l’écran en sens inverse, afin que la fiction reprenne ses droits. A la différence qu’il y emmène Cecilia et l’intègre au déroulement du film, au grand dam de tous les personnages (un maître d’hôtel, abasourdi : "Alors, on sucre carrément l’intrigue ?", dit-il avant d’entamer son rêve de personnage : jouer des claquettes). Tom Baxter, enfin ponctuellement libre après 2000 séances identiques et d’une parfaire monotonie, aura pourtant eu le droit d’aimer une autre femme que celle que lui impose le scénario.
Pour remettre la main sur une frêle et jeune femme, King Kong (M.C. Cooper et E.B. Shoedsack, 1933) aura commis une erreur fatale : vouloir franchir les limites du territoire qui le séparent de celui occupé par les indigènes de Skull Island, en détruisant une imposante barrière en bois construite à des fins protectrices. Cette transgression, cette audace pulsionnelle le rendent pour la première fois vulnérable, et sa capture devient presque une formalité pour quelques explorateurs et un cinéaste aventurier, qui décide ensuite d’exhiber la monumentale bestiole sur les planches de Broadway.
Avant le lever de rideaux, une spectatrice se plaint d’être trop loin de l’écran, ce à quoi un employé répond qu’il ne s’agit pas d’un film mais de "la huitième merveille du monde". Et sa position éloignée la préservera au contraire de la fureur du gorille géant, lorsque celui-ci, libéré des chaînes qu’il aura eu peu de mal à briser, partira à la recherche de sa Belle, tuant et détruisant New York sur son passage. Grimpé au sommet de l’Empire State Building, Ann Darrow en mains, King Kong ne connaîtra qu’un bref répit. Et dans l’un des avions qui le mitraillent, Cooper et Shoedsack, pilotes furtifs, s’attèlent à abattre la bête, comme si les géniteurs de King Kong avaient eux aussi hâte qu’il succombe, dépassés par les conséquences désastreuses de ce mouvement d’émancipation en deux temps.
L’évocation de ces deux films trace déjà la principale ligne de force du Préjugé de la rampe : la mise à distance des protagonistes, la circonscription de leur espace vital en même temps que leur incapacité à s’y astreindre. Si les personnages sont tenus de se limiter à leurs rôles (et à leurs fonctions dramaturgiques), leur désir de dépasser les bornes (par lassitude, amour, colère, etc.) appelle une réévaluation de chacun en fonction de ces modifications radicales : qu’arrive-t-il au film, au cinéma, à l’acteur, au spectateur, au spectateur du film dans le film ?
SPECTACLE TOTAL
Les pensionnaires de l’institution psychiatrique La Borde vivent dans l’appréhension de la représentation unique d’une pièce de théâtre, Opérette de Witold Gombrowicz. Et Nicolas Philibert filme les répétitions, mais aussi les réticences et enthousiasmes de chacun à jouer la comédie, à dire son texte (La moindre des choses, 1996).
L’échéance approchant, la pièce résonne de façon particulière avec le contexte de La Borde, comme si l’exubérance du texte prenait plus d’ampleur encore sur la scène de la folie. Car pour chacun, l’essentiel est de jouer le jeu, faire sien le sens de l’œuvre, accepter avec une grande lucidité qu’il ne s’agit que de spectacle. "Les réparties sont complètement déboussolées. Ca me console" dit Michel, l’un des patients, à propos du IIIème acte de la pièce ; "Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ?" déclare un autre pensionnaire, face à un plus jeune qui n’arrive pas à marcher avec des échasses. Ils ont tout compris.
Producteur et propriétaire de cabarets, Henri Danglard (French cancan, Jean Renoir, 1955) est animé par le désir furieux que jamais le spectacle ne s’arrête. Au paradoxe près qu’il ne cesse de dénigrer ceux qui en font leur profession ; ainsi, à Casimir, un jeune premier venu lui faire une démonstration de ses talents, il déclare : "Le spectacle, c’est pas un métier. L’art, le public, les applaudissements, tout ça c’est très joli mais tu sais de qui on dépend en définitive ? De l’humeur d’un commanditaire. Tu crois être tranquille chez toi, et il te casse les reins quand il veut. Des esclaves, des esclaves, voilà ce que nous sommes."
C’est justement par Casimir que survient le premier débordement, lorsque celui-ci décrète soudainement que les actions des héros modernes devraient être commentées par un chœur, comme dans l’Antiquité, puis entame un chant à la gloire de Danglard, accompagné d’une musique dont la source reste invisible. Et si une courte apparition d’Edith Piaf centre ponctuellement l’attention sur la scène, le spectacle est en définitive permanent, et partout. Ainsi, au cours d’une séquence mémorable, Lola, voyant que Danglard (son amant) a embauché Nini, la jolie blanchisseuse, s’énerve puis défaille. Elle fait un scandale, devant le Ministre, pour l’inauguration du Moulin Rouge ; puis déclenche une succession de règlements de comptes, jusqu’à la bagarre généralisée.
ADRIEN : "Nous nageons dans le grotesque."
DANGLARD : "Arrêtons cette corrida, mon vieux."
LERMONTOV: "- Le ballet des Chaussons rouges est tiré d’un conte de Hans Christian Andersen. Il y est question d’une jeune fille dévorée du désir de mettre une paire de chaussures rouges pour aller au bal. Elle se procure les chaussures et va à ce bal. Pendant quelque temps tout va bien et elle est heureuse. Mais à la fin de la soirée elle est fatiguée et veut rentrer à la maison. Mais les chaussures rouges ne sont pas fatiguées. Les chaussures ne sont jamais fatiguées. Elles la font danser dans la rue, par monts et par vaux, à travers champs et forêts, la nuit et le jour. Le temps s’envole, l’amour s’envole, la vie s’envole, mais les chaussures rouges continuent à danser.
CRASTER : - Et ça finit comment ?
LERMONTOV : - Oh ! A la fin elle meurt".
Dans son autobiographie , Michael Powell préfère raconter l’intrigue de son film Les chaussons rouges en s’en remettant à une discussion entre les deux principaux protagonistes, Lermontov et Craster. Le premier, directeur tyrannique, pousse Vicky à s’identifier à l’héroïne du ballet. Le second, compositeur, aime Vicky. Mais la jeune danseuse, comme le personnage qu’elle interprète, mourra à la fin.
Avant cette conclusion tragique, la représentation des Chaussons rouges, spectacle total pour un public que nous ne voyons jamais mais dont nous entendons les applaudissements réguliers, aura inscrit l’élan et le destin de Vicky dans une confusion entre réalité et strictes possibilités scéniques.
Le dernier plan d’Opening night (John Cassavetes, 1978) se fige pour nous laisser apprécier un enlacement entre Myrtle et Sarah, la première -actrice renommée- incarnant l’héroïne de la pièce écrite par la seconde. Si, comme nous le rappelle Nicole Brenez, "les mouvements d’étreinte, d’embrassade, d’accolade s’épanouissent dans toute l’œuvre de Cassavetes", celui-ci a une résonance particulière, tant il était jusque-là inespéré.
La vision d’une jeune fan tuée par une voiture aura préalablement bouleversée Myrtle , jusqu’à l’empêcher de quitter la scène, de sortir du théâtre, de s’interroger sur son personnage et la manière de l’interpréter. D’où un mouvement interrompu fait de passages d’un espace scénique à un autre, avec, comme dynamique, "le spectacle insensé du corps de Gena Rowlands" (Benoliel), jamais épuisé, souvent aviné, entraînant le spectateur dans une incertitude toujours renouvelée entre la dimension privée de la vie des personnages et le temps de la représentation théâtrale.
La conclusion de Que le spectacle commence (All That Jazz, Bob Fosse, 1979) contraste avec celle d’Opening night : la housse funéraire est rapidement refermée sur le corps de Joe Gideon, chorégraphe suractif, accro au amphétamines, au tabac, à l’alcool, au travail, aux femmes. Alité, attendant une échéance qu’il ne cesse de repousser avec violence, Joe voit ses femmes (son ancienne épouse, sa petite amie du moment, sa fille) danser pour lui en le sermonnant. Et lorsque la mort arrive, que la discussion avec la Mort se termine (une sublime et tentante jeune femme), il est temps de l’accueillir et de l’accepter dans l’apothéose d’un spectacle absolu jusqu’au dernier saut : Joe prend le micro et, au cours d’un show télévisé fantasmé, quitte la scène (la vie) avec passion, panache et arrogance, à la mesure d’une existence déraisonnée. "Bye bye, life."
Une lecture ouverte du Préjugé de la rampe amène quelques thématiques complexes, corollaires à l’idée première de délimitation scénique, de franchissement de la rampe ou de rupture avec un dispositif. Chacun de ces films est en effet un spectacle total, un exercice de direction permanent, un assemblage de petites mises en scène. Et pour les personnages, une confusion alimentée par le désir de ne jamais s’extraire totalement du temps la représentation, une accumulation ou une superposition d’espaces qui les désorientent. Au cœur de leurs tourments, la nécessité de jouer, danser ou réciter, sans que jamais leur réalité ne prenne le dessus.
L’échéance approchant, la pièce résonne de façon particulière avec le contexte de La Borde, comme si l’exubérance du texte prenait plus d’ampleur encore sur la scène de la folie. Car pour chacun, l’essentiel est de jouer le jeu, faire sien le sens de l’œuvre, accepter avec une grande lucidité qu’il ne s’agit que de spectacle. "Les réparties sont complètement déboussolées. Ca me console" dit Michel, l’un des patients, à propos du IIIème acte de la pièce ; "Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ?" déclare un autre pensionnaire, face à un plus jeune qui n’arrive pas à marcher avec des échasses. Ils ont tout compris.
Producteur et propriétaire de cabarets, Henri Danglard (French cancan, Jean Renoir, 1955) est animé par le désir furieux que jamais le spectacle ne s’arrête. Au paradoxe près qu’il ne cesse de dénigrer ceux qui en font leur profession ; ainsi, à Casimir, un jeune premier venu lui faire une démonstration de ses talents, il déclare : "Le spectacle, c’est pas un métier. L’art, le public, les applaudissements, tout ça c’est très joli mais tu sais de qui on dépend en définitive ? De l’humeur d’un commanditaire. Tu crois être tranquille chez toi, et il te casse les reins quand il veut. Des esclaves, des esclaves, voilà ce que nous sommes."
C’est justement par Casimir que survient le premier débordement, lorsque celui-ci décrète soudainement que les actions des héros modernes devraient être commentées par un chœur, comme dans l’Antiquité, puis entame un chant à la gloire de Danglard, accompagné d’une musique dont la source reste invisible. Et si une courte apparition d’Edith Piaf centre ponctuellement l’attention sur la scène, le spectacle est en définitive permanent, et partout. Ainsi, au cours d’une séquence mémorable, Lola, voyant que Danglard (son amant) a embauché Nini, la jolie blanchisseuse, s’énerve puis défaille. Elle fait un scandale, devant le Ministre, pour l’inauguration du Moulin Rouge ; puis déclenche une succession de règlements de comptes, jusqu’à la bagarre généralisée.
ADRIEN : "Nous nageons dans le grotesque."
DANGLARD : "Arrêtons cette corrida, mon vieux."
LERMONTOV: "- Le ballet des Chaussons rouges est tiré d’un conte de Hans Christian Andersen. Il y est question d’une jeune fille dévorée du désir de mettre une paire de chaussures rouges pour aller au bal. Elle se procure les chaussures et va à ce bal. Pendant quelque temps tout va bien et elle est heureuse. Mais à la fin de la soirée elle est fatiguée et veut rentrer à la maison. Mais les chaussures rouges ne sont pas fatiguées. Les chaussures ne sont jamais fatiguées. Elles la font danser dans la rue, par monts et par vaux, à travers champs et forêts, la nuit et le jour. Le temps s’envole, l’amour s’envole, la vie s’envole, mais les chaussures rouges continuent à danser.
CRASTER : - Et ça finit comment ?
LERMONTOV : - Oh ! A la fin elle meurt".
Dans son autobiographie , Michael Powell préfère raconter l’intrigue de son film Les chaussons rouges en s’en remettant à une discussion entre les deux principaux protagonistes, Lermontov et Craster. Le premier, directeur tyrannique, pousse Vicky à s’identifier à l’héroïne du ballet. Le second, compositeur, aime Vicky. Mais la jeune danseuse, comme le personnage qu’elle interprète, mourra à la fin.
Avant cette conclusion tragique, la représentation des Chaussons rouges, spectacle total pour un public que nous ne voyons jamais mais dont nous entendons les applaudissements réguliers, aura inscrit l’élan et le destin de Vicky dans une confusion entre réalité et strictes possibilités scéniques.
Le dernier plan d’Opening night (John Cassavetes, 1978) se fige pour nous laisser apprécier un enlacement entre Myrtle et Sarah, la première -actrice renommée- incarnant l’héroïne de la pièce écrite par la seconde. Si, comme nous le rappelle Nicole Brenez, "les mouvements d’étreinte, d’embrassade, d’accolade s’épanouissent dans toute l’œuvre de Cassavetes", celui-ci a une résonance particulière, tant il était jusque-là inespéré.
La vision d’une jeune fan tuée par une voiture aura préalablement bouleversée Myrtle , jusqu’à l’empêcher de quitter la scène, de sortir du théâtre, de s’interroger sur son personnage et la manière de l’interpréter. D’où un mouvement interrompu fait de passages d’un espace scénique à un autre, avec, comme dynamique, "le spectacle insensé du corps de Gena Rowlands" (Benoliel), jamais épuisé, souvent aviné, entraînant le spectateur dans une incertitude toujours renouvelée entre la dimension privée de la vie des personnages et le temps de la représentation théâtrale.
La conclusion de Que le spectacle commence (All That Jazz, Bob Fosse, 1979) contraste avec celle d’Opening night : la housse funéraire est rapidement refermée sur le corps de Joe Gideon, chorégraphe suractif, accro au amphétamines, au tabac, à l’alcool, au travail, aux femmes. Alité, attendant une échéance qu’il ne cesse de repousser avec violence, Joe voit ses femmes (son ancienne épouse, sa petite amie du moment, sa fille) danser pour lui en le sermonnant. Et lorsque la mort arrive, que la discussion avec la Mort se termine (une sublime et tentante jeune femme), il est temps de l’accueillir et de l’accepter dans l’apothéose d’un spectacle absolu jusqu’au dernier saut : Joe prend le micro et, au cours d’un show télévisé fantasmé, quitte la scène (la vie) avec passion, panache et arrogance, à la mesure d’une existence déraisonnée. "Bye bye, life."
Une lecture ouverte du Préjugé de la rampe amène quelques thématiques complexes, corollaires à l’idée première de délimitation scénique, de franchissement de la rampe ou de rupture avec un dispositif. Chacun de ces films est en effet un spectacle total, un exercice de direction permanent, un assemblage de petites mises en scène. Et pour les personnages, une confusion alimentée par le désir de ne jamais s’extraire totalement du temps la représentation, une accumulation ou une superposition d’espaces qui les désorientent. Au cœur de leurs tourments, la nécessité de jouer, danser ou réciter, sans que jamais leur réalité ne prenne le dessus.
HISTOIRE
Deux films, très éloignés l’un de l’autre, orientent la notion de spectacle vers la représentation de l’Histoire, plus précisément vers la restitution d’épisodes ou de périodes historiques.
La nuit du coup d’Etat - Lisbonne, avril 1974 (Ginette Lavigne, 2001), film unique quant à son dispositif, "pulvérise le spectacle" (Benoliel) :
Le 25 avril 174, à Lisbonne, un coup d’État militaire renversait le gouvernement de Marcelo Caetano, le successeur de Salazar. Ce coup d’État a mis fin à 48 ans de fascisme et a été le début de ce qu’on a appelé "la Révolution des Oeillets".
Ce coup d’État avait été conçu et effectué comme une offensive militaire par de jeunes officiers de l’armée regroupés dans le Mouvement des Forces Armées. Le maître d’œuvre de cette opération était Otelo de Carvalho.
En 1978, il a écrit un livre, "Alvorada de Abril" (Aube d’avril), où il décrit en détails l’organisation du coup d’État. En lisant ce livre, j’ai découvert la rigueur et la précision avec lesquelles il avait organisé le soulèvement militaire du 25 avril et j’ai découvert également, avec beaucoup d’étonnement, qu’il n’avait pas assisté aux opérations sur le terrain. Installé dès l’après-midi du 24 avril, avec d’autres membres du MFA, au poste de commandement de Pontinha, à une vingtaine de kilomètres de Lisbonne, Otelo de Carvalho n’a rien vu de ce qui s’est passé dans les rues de Lisbonne le 25 avril. Chef d’orchestre éloigné de la scène de l’action, il ne pouvait qu’imaginer à travers les descriptions qu’on lui faisait et à travers ce qu’il entendait dans les radios et les téléphones ce qui se passait au dehors. C’est autour de cette absence, de ce manque, que s’est construit le film.
Trente ans plus tard, il raconte et revit cette nuit du 25 avril 1974…
Ginette Lavigne
Indéniablement une fiction, L’Anglaise et le duc (Eric Rohmer, 2001) éloigne la période de la Révolution, en la déréalisant, pour mieux recréer son temps : les décors dans lesquels les personnages évoluent sont des tableaux peints par Jean-Baptiste Marot dans le style des peintures de l’époque ("C’est la picturalité qui est mon souci premier. La vérité doit être dans la picturalité.", Rohmer ).
Le point de vue étant celui des royalistes, la rupture se fait entre intérieur et extérieur, entre les appartements (lieu de la discussion et de dissimulation), et la rue (lieu de la mise en péril). Et cette division tranchée entre dedans et dehors définit deux régimes esthétiques correspondant aux deux principales classes sociales. Pour l’Anglaise autant que pour le duc d’Orléans, sortir peut donc être mortel, et lorsque le franchissement de la zone de sécurité a lieu, précaution et discrétion se substituent à une ostentatoire mise en scène de soi.
La nuit du coup d’Etat - Lisbonne, avril 1974 (Ginette Lavigne, 2001), film unique quant à son dispositif, "pulvérise le spectacle" (Benoliel) :
Le 25 avril 174, à Lisbonne, un coup d’État militaire renversait le gouvernement de Marcelo Caetano, le successeur de Salazar. Ce coup d’État a mis fin à 48 ans de fascisme et a été le début de ce qu’on a appelé "la Révolution des Oeillets".
Ce coup d’État avait été conçu et effectué comme une offensive militaire par de jeunes officiers de l’armée regroupés dans le Mouvement des Forces Armées. Le maître d’œuvre de cette opération était Otelo de Carvalho.
En 1978, il a écrit un livre, "Alvorada de Abril" (Aube d’avril), où il décrit en détails l’organisation du coup d’État. En lisant ce livre, j’ai découvert la rigueur et la précision avec lesquelles il avait organisé le soulèvement militaire du 25 avril et j’ai découvert également, avec beaucoup d’étonnement, qu’il n’avait pas assisté aux opérations sur le terrain. Installé dès l’après-midi du 24 avril, avec d’autres membres du MFA, au poste de commandement de Pontinha, à une vingtaine de kilomètres de Lisbonne, Otelo de Carvalho n’a rien vu de ce qui s’est passé dans les rues de Lisbonne le 25 avril. Chef d’orchestre éloigné de la scène de l’action, il ne pouvait qu’imaginer à travers les descriptions qu’on lui faisait et à travers ce qu’il entendait dans les radios et les téléphones ce qui se passait au dehors. C’est autour de cette absence, de ce manque, que s’est construit le film.
Trente ans plus tard, il raconte et revit cette nuit du 25 avril 1974…
Ginette Lavigne
Indéniablement une fiction, L’Anglaise et le duc (Eric Rohmer, 2001) éloigne la période de la Révolution, en la déréalisant, pour mieux recréer son temps : les décors dans lesquels les personnages évoluent sont des tableaux peints par Jean-Baptiste Marot dans le style des peintures de l’époque ("C’est la picturalité qui est mon souci premier. La vérité doit être dans la picturalité.", Rohmer ).
Le point de vue étant celui des royalistes, la rupture se fait entre intérieur et extérieur, entre les appartements (lieu de la discussion et de dissimulation), et la rue (lieu de la mise en péril). Et cette division tranchée entre dedans et dehors définit deux régimes esthétiques correspondant aux deux principales classes sociales. Pour l’Anglaise autant que pour le duc d’Orléans, sortir peut donc être mortel, et lorsque le franchissement de la zone de sécurité a lieu, précaution et discrétion se substituent à une ostentatoire mise en scène de soi.
DÉCORS
Un vieil écrivain insomniaque réinvente le monde comme une somptueuse métaphore funèbre, et voit s’en défaire les certitudes au fur et à mesure que lui-même additionne les verres de Chablis. Pour faire vaciller les apparences, Resnais – qui signe ici son seul film tourné en anglais – demande à son décorateur de toujours Jacques Saulnier des décors extraordinaires qui évoluent au gré des divagations du héros. Puisque personnages et décors ne sont, au cinéma, que l’expression de la volonté d’un auteur, pourquoi ne pas aller plus loin et redoubler le vertige en faisant de cet auteur un personnage lui-même soumis au metteur en scène du film ? Providence (1976), c’est la mise à nu des ressorts de la fiction.
Jean-Pierre Berthomé
Dans Providence, les décors ont donc été conçus comme transposition d'un imaginaire individuel. Au contraire de ceux de The world (Jia Zhang-Ke, 2005), qui préexistaient à l'élaboration de l’intrigue du film. Les protagonistes évoluent dans un parc d’attraction réel de Pékin, reconstruction symbolique du monde par la miniaturisation de ses principaux monuments. Et si certains employés du parc font plusieurs fois le tour de la planète par jour, d’autres dansent pour clore chaque journée touristique.
Par la métonymie, Jia évoque les leurres de la mondialisation, les difficultés à communiquer, l’enfermement des Chinois. L’artificialité immonde du cadre de vie des protagonistes, le vernis festif du spectacle et de la danse brisent toute possibilité de fuir, de franchir une frontière d’abord mentale.
Providence et The world : deux films à considérer comme prolongements ou enrichissements du postulat initial du Préjugé de la rampe. Mais aussi deux films dans lesquels apparaissent discrètement les dynamiques centrales de cette programmation : à la fois connexion ou déconnexion entre des espaces desquels les protagonistes ne peuvent de toute façon jamais se détacher complètement, mais aussi difficultés à cerner précisément le temps de la représentation, ou encore désir illusoire d’une libération par la fuite.
Jean-Pierre Berthomé
Dans Providence, les décors ont donc été conçus comme transposition d'un imaginaire individuel. Au contraire de ceux de The world (Jia Zhang-Ke, 2005), qui préexistaient à l'élaboration de l’intrigue du film. Les protagonistes évoluent dans un parc d’attraction réel de Pékin, reconstruction symbolique du monde par la miniaturisation de ses principaux monuments. Et si certains employés du parc font plusieurs fois le tour de la planète par jour, d’autres dansent pour clore chaque journée touristique.
Par la métonymie, Jia évoque les leurres de la mondialisation, les difficultés à communiquer, l’enfermement des Chinois. L’artificialité immonde du cadre de vie des protagonistes, le vernis festif du spectacle et de la danse brisent toute possibilité de fuir, de franchir une frontière d’abord mentale.
Providence et The world : deux films à considérer comme prolongements ou enrichissements du postulat initial du Préjugé de la rampe. Mais aussi deux films dans lesquels apparaissent discrètement les dynamiques centrales de cette programmation : à la fois connexion ou déconnexion entre des espaces desquels les protagonistes ne peuvent de toute façon jamais se détacher complètement, mais aussi difficultés à cerner précisément le temps de la représentation, ou encore désir illusoire d’une libération par la fuite.
A l'occasion du cycle "Le Préjugé de la Rampe", du 25 janvier au 21 février 2006
A lire :
Le Préjugé de la Rampe, Pour un cinéma déchaîné, ouvrage coordonné par Bernard Benoliel, Editions ACOR, 2004
A lire :
Le Préjugé de la Rampe, Pour un cinéma déchaîné, ouvrage coordonné par Bernard Benoliel, Editions ACOR, 2004