LÎle
Six films sortis en deux ans ici, un chouchou des festivals, Cannes en vue après l’Arc pour son prochain opus, Time, un débat critique virulent : mais quelle est cette folie autour de Kim Ki-duk ?
Essayons d’apporter quelques éléments d’explications sans juger le fond des films, car le cas révèle bien des aspects de la société coréenne comme du cirque médiatique en général.
En Corée, Kim Ki-duk représente peu de choses. Sociologiquement, il est un marginal, autodidacte, pas un privilégié comme Hong Sang-soo, un homme du sérail comme Im Sang-soo, un lettré comme Lee Chang-dong. S’il a étudié à l’étranger comme tous les grands réalisateurs coréens, c’était les Beaux Arts en France, à la dilettante, il a surtout étudié la débrouille comme peintre à Montmartre. Economiquement, c’est la loose : les films de Kim-Ki-duk sont tous des échecs au box-office coréen, sauf Bad Guy, parce qu’il a eu la chance que son acteur fétiche, Jo Jae-hyeon, soit devenu entre-temps une star de la télé. Le réalisateur a sorti son dernier film, L’Arc, sans distributeur, dans une seule salle. Kim Ki-duk représente donc avant tout lui-même, à l’instar de Hong Sang-soo. Tous deux s’auto-produisent et financent leurs petits budgets avec un vendeur international parfois basé à l’étranger et quelques distributeurs qui misent sur le film dès le scénario, français ou japonais par exemple.
Malgré son palmarès à l’étranger, Kim Ki-duk n’est qu’une exception tolérée en Corée. Pourtant il est incontournable auprès des critiques et des jeunes cinéphiles. C’est le sujet de débat n°1 avec les français ("mais pourquoi il marche chez vous ?") et les innombrables étudiants en cinéma coréens, là-bas comme à Paris, citent souvent Kim Ki-duk comme un modèle de réussite fulgurante qu’ils aimeraient reproduire avec une petite DV. Enfin une discussion sur Kim Ki-duk sera toujours différente avec UNE coréenne, qui en grande majorité ne supportent pas ses films. Sauf qu’elles décrivent régulièrement leurs hommes… comme des personnages de chez Kim Ki-duk. Quand à faire parler un homme coréen de son rapport aux femmes… c’est comme faire parler le Bad Guy. L’éminente critique coréenne Kim So-young avait déclaré qu’après ce film qui fait donc un peu mal aux entournures, elle ne voulait pas revoir d’autre Kim Ki-duk.
Le débat s’est un peu retourné. Kim Ki-duk est non seulement fréquentable mais apprécié des femmes : la même critique a virée de bord, plaçant l’apaisé Locataires dans son top 10 des films de l’année. La polémique n’est pas finie pour autant : pour ce retournement de veste, Kim So-young a été taxée de "traître" dans le magazine Ciné 21, les Cahiers du Cinéma local. Et l’éminent critique spécialiste du cinéma asiatique Tony Rayns a publié dans Film Comment un article aussi fin que violent (article repris par les Cahiers du Cinéma de janvier 2005). A côté de remarques gentilles ("cinéaste singulier capable d’idées visuelles géniales") et de nombreuses vérités, les noms d’oiseaux volent : cinéaste qui filme pour l’Occident, "terroriste sexuel" et un terminal "Kim Ki-duk est le Freddy Mercury du cinéma coréen".
En interview, Kim Ki-duk avoue ne pas comprendre cette animosité. Plutôt modeste, il voit ses films comme une mise à nu du mâle coréen et des odes à la femme, notamment à la mère. Ainsi L’île et sa métaphore du ventre, de liquide amniotique omniprésent et de retour à un paradis perdu, prénatal. Kim Ki-duk veut porter un regard d’homme honnête, qui avoue ses fantasmes d’adolescentes ou de prostituées, sans oublier, contrairement à la société coréenne selon lui, ce que les femmes endurent. Tous ses films racontent aussi de façon plus ou moins maladroitement déguisée différents aspects de sa vie : la marginalité à Seoul, la peinture à Montmartre, le service militaire, le sentiment de n’être jamais accepté… Printemps été évoque une enfance de petit dur puis son année passée dans une église protestante qui oeuvrait pour les non-voyants. Cette expérience éclaire sous un jour intéressant nombre d’obsessions voyeuristes de ses films.
Pour bien comprendre les attaques un brin puritaines dont il fait l’objet dans son pays, il faut rappeler que la Corée est un pays dont la culture est de plus en plus chrétienne et américanisée. En France, on assimile le cinéma coréen au bouddhisme parce que c’est le cliché qui marche, mais les films de Kim Ki-duk sont imprégnés par la notion de pêché, Samaria baigne dans la sainteté et la rédemption, le jeune homme de Locataires rappelle la métaphore de Jésus dans Théorème de Pasolini. Kim Ki-duk est finalement proche des cinéastes indépendants américains qui titillent les puritains, notamment Larry Clark (Ken Park). Il renvoie leurs compatriotes à leurs contradictions.
Locataires interroge les coréens avides de scandales people. Si Kim Ki-duk laisse l’actrice avec un coquard, c’est parce que certains ont jugé qu’elle le méritait symboliquement : Lee Seung-yeon était une dauphine de miss Corée et une actrice populaire de soaps. En février 2004, elle annonce qu’elle a posé pour des photos de nus entourée d’hommes en uniforme japonais, sur les lieux où ont été séquestré les "Confort women", les prostituées coréennes de la guerre 39-45. Pire, ces photos étaient sur un site payant. Scandale fulgurant, le site a vite fermé. Lee Seung-yeon a eu beau expliquer que le but était de rendre hommage à ces femmes, que les recettes du site leur seraient reversées, le message était illisible. La Corée rigole peu avec la pornographie et pas du tout avec les "Confort Women".
Kim Ki-duk a donc filmé ici encore une fois une femme "qui s’en prend plein la gueule", il est allé chercher une quasi pestiférée dans son purgatoire et lui a fait expier sa honte en la mettant dans la lumière, en femme battue. Il truffe le film de références à la photo, à la "pose", et noue ainsi un dialogue avec ses spectateurs-voyeurs-ragoteurs.
Kim Ki-duk veut décoincer les Coréens comme Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou Im Sang-soo. Ses armes esthétiques sont plus pauvres, les cibles hasardeuses, il a plus de pertes, mais il est bien sur le même front. A ceux qui accusent les cinéastes comme lui ou Larry Clark de filmer "pour l’Europe", Kim Ki-duk a répondu après Locataires : “Je ne pense pas qu’il soit désirable de devoir aller à l’étranger pour prouver que mes films sont valables”. Puis pour L’Arc, trop exposé à Cannes, il a refusé toute interview. Le gars est susceptible et buté, certes, mais le mal est profond.
Essayons d’apporter quelques éléments d’explications sans juger le fond des films, car le cas révèle bien des aspects de la société coréenne comme du cirque médiatique en général.
En Corée, Kim Ki-duk représente peu de choses. Sociologiquement, il est un marginal, autodidacte, pas un privilégié comme Hong Sang-soo, un homme du sérail comme Im Sang-soo, un lettré comme Lee Chang-dong. S’il a étudié à l’étranger comme tous les grands réalisateurs coréens, c’était les Beaux Arts en France, à la dilettante, il a surtout étudié la débrouille comme peintre à Montmartre. Economiquement, c’est la loose : les films de Kim-Ki-duk sont tous des échecs au box-office coréen, sauf Bad Guy, parce qu’il a eu la chance que son acteur fétiche, Jo Jae-hyeon, soit devenu entre-temps une star de la télé. Le réalisateur a sorti son dernier film, L’Arc, sans distributeur, dans une seule salle. Kim Ki-duk représente donc avant tout lui-même, à l’instar de Hong Sang-soo. Tous deux s’auto-produisent et financent leurs petits budgets avec un vendeur international parfois basé à l’étranger et quelques distributeurs qui misent sur le film dès le scénario, français ou japonais par exemple.
Malgré son palmarès à l’étranger, Kim Ki-duk n’est qu’une exception tolérée en Corée. Pourtant il est incontournable auprès des critiques et des jeunes cinéphiles. C’est le sujet de débat n°1 avec les français ("mais pourquoi il marche chez vous ?") et les innombrables étudiants en cinéma coréens, là-bas comme à Paris, citent souvent Kim Ki-duk comme un modèle de réussite fulgurante qu’ils aimeraient reproduire avec une petite DV. Enfin une discussion sur Kim Ki-duk sera toujours différente avec UNE coréenne, qui en grande majorité ne supportent pas ses films. Sauf qu’elles décrivent régulièrement leurs hommes… comme des personnages de chez Kim Ki-duk. Quand à faire parler un homme coréen de son rapport aux femmes… c’est comme faire parler le Bad Guy. L’éminente critique coréenne Kim So-young avait déclaré qu’après ce film qui fait donc un peu mal aux entournures, elle ne voulait pas revoir d’autre Kim Ki-duk.
Le débat s’est un peu retourné. Kim Ki-duk est non seulement fréquentable mais apprécié des femmes : la même critique a virée de bord, plaçant l’apaisé Locataires dans son top 10 des films de l’année. La polémique n’est pas finie pour autant : pour ce retournement de veste, Kim So-young a été taxée de "traître" dans le magazine Ciné 21, les Cahiers du Cinéma local. Et l’éminent critique spécialiste du cinéma asiatique Tony Rayns a publié dans Film Comment un article aussi fin que violent (article repris par les Cahiers du Cinéma de janvier 2005). A côté de remarques gentilles ("cinéaste singulier capable d’idées visuelles géniales") et de nombreuses vérités, les noms d’oiseaux volent : cinéaste qui filme pour l’Occident, "terroriste sexuel" et un terminal "Kim Ki-duk est le Freddy Mercury du cinéma coréen".
En interview, Kim Ki-duk avoue ne pas comprendre cette animosité. Plutôt modeste, il voit ses films comme une mise à nu du mâle coréen et des odes à la femme, notamment à la mère. Ainsi L’île et sa métaphore du ventre, de liquide amniotique omniprésent et de retour à un paradis perdu, prénatal. Kim Ki-duk veut porter un regard d’homme honnête, qui avoue ses fantasmes d’adolescentes ou de prostituées, sans oublier, contrairement à la société coréenne selon lui, ce que les femmes endurent. Tous ses films racontent aussi de façon plus ou moins maladroitement déguisée différents aspects de sa vie : la marginalité à Seoul, la peinture à Montmartre, le service militaire, le sentiment de n’être jamais accepté… Printemps été évoque une enfance de petit dur puis son année passée dans une église protestante qui oeuvrait pour les non-voyants. Cette expérience éclaire sous un jour intéressant nombre d’obsessions voyeuristes de ses films.
Pour bien comprendre les attaques un brin puritaines dont il fait l’objet dans son pays, il faut rappeler que la Corée est un pays dont la culture est de plus en plus chrétienne et américanisée. En France, on assimile le cinéma coréen au bouddhisme parce que c’est le cliché qui marche, mais les films de Kim Ki-duk sont imprégnés par la notion de pêché, Samaria baigne dans la sainteté et la rédemption, le jeune homme de Locataires rappelle la métaphore de Jésus dans Théorème de Pasolini. Kim Ki-duk est finalement proche des cinéastes indépendants américains qui titillent les puritains, notamment Larry Clark (Ken Park). Il renvoie leurs compatriotes à leurs contradictions.
Locataires interroge les coréens avides de scandales people. Si Kim Ki-duk laisse l’actrice avec un coquard, c’est parce que certains ont jugé qu’elle le méritait symboliquement : Lee Seung-yeon était une dauphine de miss Corée et une actrice populaire de soaps. En février 2004, elle annonce qu’elle a posé pour des photos de nus entourée d’hommes en uniforme japonais, sur les lieux où ont été séquestré les "Confort women", les prostituées coréennes de la guerre 39-45. Pire, ces photos étaient sur un site payant. Scandale fulgurant, le site a vite fermé. Lee Seung-yeon a eu beau expliquer que le but était de rendre hommage à ces femmes, que les recettes du site leur seraient reversées, le message était illisible. La Corée rigole peu avec la pornographie et pas du tout avec les "Confort Women".
Kim Ki-duk a donc filmé ici encore une fois une femme "qui s’en prend plein la gueule", il est allé chercher une quasi pestiférée dans son purgatoire et lui a fait expier sa honte en la mettant dans la lumière, en femme battue. Il truffe le film de références à la photo, à la "pose", et noue ainsi un dialogue avec ses spectateurs-voyeurs-ragoteurs.
Kim Ki-duk veut décoincer les Coréens comme Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou Im Sang-soo. Ses armes esthétiques sont plus pauvres, les cibles hasardeuses, il a plus de pertes, mais il est bien sur le même front. A ceux qui accusent les cinéastes comme lui ou Larry Clark de filmer "pour l’Europe", Kim Ki-duk a répondu après Locataires : “Je ne pense pas qu’il soit désirable de devoir aller à l’étranger pour prouver que mes films sont valables”. Puis pour L’Arc, trop exposé à Cannes, il a refusé toute interview. Le gars est susceptible et buté, certes, mais le mal est profond.
A l'occasion du cycle Dix Coréens Hors-Cadre, du 1er au 17 avril 2006