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Manpower (L’Entraîneuse fatale) de Raoul Walsh


par Tifenn Jamin



Une nuit d’orage endommage des pylônes californiens, conducteurs d’électricité, entraînant l’intervention des hommes du "Bureau of power and light". Derrière cette enseigne grandiloquente, se cache un groupe soudé par le courage, l’humour potache et une solidarité peu courante dans ces territoires marqués par un individualisme proprement hollywoodien.

On dit souvent de Hawks, l’ingénieur, qu’il est sans équivalent, lorsqu’il filme un groupe de professionnels. Raoul Walsh, l’irlandais teigneux nous démontre qu’il peut tout filmer, tout sublimer y compris le groupe auquel il accorda un autre film quatre ans plus tard avec Objective, Burma ! A la différence – majeure – qu’il n’y avait aucune femme dans ce de dernier film. Walsh apporte un contrepoint à Manpower en sortant Marlene Dietrich de son hors-champs carcéral. La voilà libre, prête à redevenir un animal politique par l’intermédiaire des ornements que sont le rouge à lèvre et le mascara. Fabuleuse scène où le personnage du ténébreux George Raft tombe amoureux d’une illusion ; amour incestueux puisqu’il ne cessera de l’appeler "sister". Et puis, il y a les drames qui surgissent littéralement parmi les éclairs, clouant au sol les désirs des personnages, faisant le bonheur des uns et le malheur des autres au point que la mort d’un personnage permettra à un autre de rencontrer l’amour.

"I was out of line, wasn’t it" prononce Edward G.Robinson, héros chétif mais impulsif de l’énième chef d’œuvre de l’artisan Walsh. À travers cette réplique agonisante, se résume la trajectoire émotionnelle de la plupart des individus mis en scène : constamment au bord du déraillement. De l’ogre Jumbo au visage impassible et lourd d’ambiguïté de Marlene Dietrich, les personnages de Manpower n’entrevoient jamais la ligne droite produisant un suspense à hauteur d’homme, qui est moins du ressort des rebondissements narratifs que de l’agitation permanente des émotions. Le génie de Walsh, c’est justement de donner un corps à ce déferlement de sensations. Permettre à l’imprévisible de se mouvoir dans une mise en scène, qui s’adapte à n’importe quelle dérapage. Les ruptures de tons sont donc nombreuses, on passe allègrement d’une acmé tragique – marquée par un fort désir formaliste ; pluie, vestes coup pluie, omniprésence du danger contribuant au caractère fantastique des diverses situations – à une scène de comédie frôlant le grotesque pour mieux retomber dans un burlesque réjouissant. Cette indécision fondamentale de ne pas choisir entre la comédie et la tragédie trouve un formidable écho dans l’essai de G.K. Chesterton sur Robert Louis Stevenson "C’est une comédie curieusement peu attrayante et inconfortable, pas même assez inconfortable pour être une tragédie".

par Tifenn Jamin pour Répliques

Manpower (L'Entraineuse Fatale) programmé dans le cadre du cycle Fictions Sociales