"L’âme de Michel Legrand est blanche et noire, il est autant baroque, impressionniste que blues. Ce métissage-là, précisément, me touche jusqu’à l’intime." Damien Chazelle
"Depuis mon enfance, mon ambition est de vivre complètement dans la musique. Mon rêve est que rien ne m’échappe. C’est la raison pour laquelle je ne me suis jamais arrêté à une seule discipline musicale. J’aime jouer, diriger, chanter, écrire, et ce dans tous les styles. Cette diversité me préserve de l’uniformité." C’est en ces termes que Michel Legrand définissait son statut de musicien inclassable, atypique et boulimique. Ou plutôt ses statuts : compositeur, chef d’orchestre, pianiste, chanteur, auteur, metteur en scène, il était l’homme de toutes les situations musicales, abolissant avec vigueur les cloisons entre jazz, classique et variété. Un compositeur savant d’expression populaire. Né en 1932, Michel Legrand est issu d’une famille dans laquelle la musique est une tradition, représentée par son père, Raymond Legrand, et son oncle, Jacques Hélian. Après neuf ans d’études au Conservatoire de Paris, sous la férule de Nadia Boulanger, Henri Challan ou Noël Gallon, Legrand se fait happer par la chanson : il devient l’accompagnateur de Jacqueline François, Henri Salvador, Catherine Sauvage, avant d’être choisi par Maurice Chevalier comme directeur musical.
Il suit ce dernier dans ses tournées à l’étranger, ce qui lui permet de découvrir les États-Unis. C’est aussi là-bas que son premier trente-trois tours instrumental "I love Paris" obtient un accueil triomphal, caracolant en tête des ventes de l’année 1954. Ce premier succès discographique a valeur de symbole : il dévoile la dimension internationale d’un talent âgé de vingt-deux ans qui, dès lors, s’épanouira autant en France qu’à travers le monde. Dans les années cinquante, Michel Legrand commence également à composer pour certains artistes qu’il accompagne. Sa première grande chanson, "La Valse des lilas" , révèle une écriture mélodique très personnelle qui deviendra bientôt une véritable "marque de fabrique". La jeunesse de Michel Legrand s’abreuve également à une source musicale déterminante, celle du jazz, dont la grande découverte, après-guerre, correspond pile à l’avènement du be bop. Tout au long de son itinéraire, Legrand épousera le monde du jazz dans sa pluralité, en expérimentant toutes les combinaisons, du trio au big band, du piano solo au quartet, et en se frottant à des figures clés comme Miles Davis, Bill Evans, Stan Getz, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Toots Thielemans, Stéphane Grappelli, Gerry Mulligan, Shelly Manne, sans oublier "l’axe cubain" avec Chucho Valdés et Arturo Sandoval.
Autre forme d’expression, la musique de film, que Michel Legrand aborde avec Les Amants du Tage d’Henri Verneuil, en 1955. Quatre ans plus tard, à l’avènement de la Nouvelle Vague, il devient l’un des artisans du renouveau du cinéma français, en collaborant avec Jean-Luc Godard, Agnès Varda ou François Reichenbach. "Le sentiment qui domine ce territoire de ma vie, soulignait le compositeur, c’est la fraternité. Nous avions tous l’impression de partir de zéro, de travailler sans aucun sens du commerce, ni de la logistique. C’était vraiment l’art pour l’art, l’imagination au pouvoir. Nous formions une famille, nous rêvions tous dans la même direction." La rencontre décisive s’effectue avec Jacques Demy sur son premier long-métrage, Lola, tourné à Nantes l’été 1960. Leur destin est en marche. Avec ce frère de création, Legrand invente une nouvelle forme au film musical. Palme d’Or du Festival de Cannes 1964, Prix Louis Delluc, Les Parapluies de Cherbourg triomphe dans le monde entier... contrairement aux prédictions pessimistes de nombreux professionnels. "Jacques et moi avons beaucoup ramé pour trouver un financement, se souvenait Legrand. Après un an d’incertitude, la situation s’est débloquée par l’intermédiaire de Pierre Lazareff (qui nous a présenté Mag Bodard, une jeune productrice) et de mon ami Francis Lemarque, avec qui j’ai produit l’enregistrement de la musique. On dit souvent que les grands succès ne se font pas avec mais contre." D’abord repris par Nana Mouskouri, le grand thème de la séparation ("Je ne pourrai jamais vivre sans toi") va s’imposer comme un standard, grâce notamment à l’adaptation anglo-saxonne de Norman Gimbel ("I will wait for you") et aux interprétations de Frank Sinatra, Tony Bennett, Louis Armstrong, Liza Minnelli.
Michel Legrand continuera à mettre en musique les rêves de Jacques Demy (Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’âne, Trois places pour le 26), même s’il part en 1968 s’installer à Los Angeles pour, de son propre aveu, "changer d’oxygène". Après le succès de L’Affaire Thomas Crown, d’où est issue la chanson" The Windmills of Your Mind", il choisit de travailler entre Paris et Hollywood, au gré de ses coups de cœur : Un été 42, Lady Sings the Blues, Jamais plus jamais, Yentl, Prêt-à-porter... Considérant la musique de film comme un second dialogue, Michel Legrand est le seul compositeur européen dont la filmographie aligne les noms d’Orson Welles, Marcel Carné, Norman Jewison, Sydney Pollack, Robert Altman, Jean-Paul Rappeneau, Joseph Losey, Louis Malle, Andrzej Wajda, Richard Lester, Claude Lelouch, Tony Gatlif… On aura rarement vu un musicien investir autant de familles différentes du cinéma, s’imposer comme un trait d’union entre Godard et James Bond, Chris Marker et Clint Eastwood. En clair, il y a presque autant de Legrand que de films mis en musique par Legrand. "Ma conception de la musique au cinéma est simple, précisait-il. C’est une manière de parler à l’inconscient du spectateur, de faire remonter à la surface de l’image des sentiments enfouis, cachés. Gros avantage, en écrivant pour le cinéma, je peux faire la synthèse entre mes différentes cultures musicales, m’exprimer dans tous les styles possibles, avoir toutes les nationalités, être de toutes les époques."
Bien sûr, un tel parcours au long-cours ne va pas sans quelques rendez-vous manqués, orages et dissonances : Jean-Pierre Melville et Richard Lester rejettent ses partitions pour, respectivement, Le Cercle rouge et La Rose et la flèche. Dans l’autre sens, Legrand décline l’invitation d’Alain Resnais pour Providence, dont le sens lui échappe. Ou celle de Jacques Demy pour Edith de Nantes, futur Une chambre en ville, refus que le cinéaste vivra comme une entaille à leur amitié. Car Michel Legrand n’écrit pas par fonction mais par conviction. D’autant qu’il mesure son pouvoir sur l’image, comment la musique va agir sur elle, la transformer, en compléter le sens. "Face à une séquence à traiter musicalement, il existe mille solutions possibles, résumait-il. Mais très peu sont justes. Pour y arriver, il faut à la fois écouter le cinéaste et lui désobéir, prendre note de la commande mais suivre impérativement son propre instinct. La recommandation peut sembler paradoxale mais je n’ai jamais procédé autrement. Devant une image vierge de musique, je perçois aussitôt ma mission : comment l’élever, densifier les personnages, apporter un imaginaire propre, créer une dramaturgie invisible, comme un arc que l’on tend."
Fin 2013, une rencontre cinématographique inattendue régénère le compositeur : Xavier Beauvois. Jusqu’alors méfiant face à la musique originale, le cinéaste de Des hommes et des dieux décide de faire entrer le lyrisme dans son cinéma avec La Rançon de la gloire, parabole humaniste sur les deux SDF ayant volé le cercueil de Chaplin pour rançonner sa famille. Legrand et Beauvois se retrouvent en 2017 sur Les Gardiennes, chronique paysanne en temps de guerre, celle de 14-18. "On prétend qu’il ne faut pas avoir peur des monstres sacrés, insiste le metteur en scène. Mais Michel n’était pas un monstre sacré : il habitait à l’étage supérieur. Au passage, il m’a débloqué le cerveau sur la musique. C’était des cours de rattrapage intensifs. Entre nous, ça a été de l’émulation et du partage." Michel Legrand a également le temps de rencontrer un autre cinéaste à la vocation façonnée par son écriture, Damien Chazelle, dont La La Land sonne comme une déclaration d’amour aux Parapluies et Demoiselles. Pour le compositeur, 2018 se révèle une nouvelle année suractive : sortie de son livre de souvenirs "J’ai le regret de vous dire oui", mise en musique du film testament d’Orson Welles The Other Side of the Wind, création de la version scénique de Peau d’âne au Théâtre Marigny. Il s’envole fin janvier 2019, après avoir pris le temps d’achever ses ultimes travaux en cours. A la disparition d’un créateur qui semblait résister au temps, la presse mondiale souligne une évidence : entre jazz, baroque et musique moderne, le territoire de Michel Legrand est bien plus vaste qu’on ne l’imagine a priori. A sa manière, cette rétrospective au Cinématographe cherche à en dresser la carte.
Stéphane Lerouge, co-auteur de "J’ai le regret de vous dire oui" (Fayard, 2018)
Texte publié à l'occasion de l'hommage à Michel Legrand, du 22 juin au 17 juillet 2019.
"Depuis mon enfance, mon ambition est de vivre complètement dans la musique. Mon rêve est que rien ne m’échappe. C’est la raison pour laquelle je ne me suis jamais arrêté à une seule discipline musicale. J’aime jouer, diriger, chanter, écrire, et ce dans tous les styles. Cette diversité me préserve de l’uniformité." C’est en ces termes que Michel Legrand définissait son statut de musicien inclassable, atypique et boulimique. Ou plutôt ses statuts : compositeur, chef d’orchestre, pianiste, chanteur, auteur, metteur en scène, il était l’homme de toutes les situations musicales, abolissant avec vigueur les cloisons entre jazz, classique et variété. Un compositeur savant d’expression populaire. Né en 1932, Michel Legrand est issu d’une famille dans laquelle la musique est une tradition, représentée par son père, Raymond Legrand, et son oncle, Jacques Hélian. Après neuf ans d’études au Conservatoire de Paris, sous la férule de Nadia Boulanger, Henri Challan ou Noël Gallon, Legrand se fait happer par la chanson : il devient l’accompagnateur de Jacqueline François, Henri Salvador, Catherine Sauvage, avant d’être choisi par Maurice Chevalier comme directeur musical.
Il suit ce dernier dans ses tournées à l’étranger, ce qui lui permet de découvrir les États-Unis. C’est aussi là-bas que son premier trente-trois tours instrumental "I love Paris" obtient un accueil triomphal, caracolant en tête des ventes de l’année 1954. Ce premier succès discographique a valeur de symbole : il dévoile la dimension internationale d’un talent âgé de vingt-deux ans qui, dès lors, s’épanouira autant en France qu’à travers le monde. Dans les années cinquante, Michel Legrand commence également à composer pour certains artistes qu’il accompagne. Sa première grande chanson, "La Valse des lilas" , révèle une écriture mélodique très personnelle qui deviendra bientôt une véritable "marque de fabrique". La jeunesse de Michel Legrand s’abreuve également à une source musicale déterminante, celle du jazz, dont la grande découverte, après-guerre, correspond pile à l’avènement du be bop. Tout au long de son itinéraire, Legrand épousera le monde du jazz dans sa pluralité, en expérimentant toutes les combinaisons, du trio au big band, du piano solo au quartet, et en se frottant à des figures clés comme Miles Davis, Bill Evans, Stan Getz, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Toots Thielemans, Stéphane Grappelli, Gerry Mulligan, Shelly Manne, sans oublier "l’axe cubain" avec Chucho Valdés et Arturo Sandoval.
Autre forme d’expression, la musique de film, que Michel Legrand aborde avec Les Amants du Tage d’Henri Verneuil, en 1955. Quatre ans plus tard, à l’avènement de la Nouvelle Vague, il devient l’un des artisans du renouveau du cinéma français, en collaborant avec Jean-Luc Godard, Agnès Varda ou François Reichenbach. "Le sentiment qui domine ce territoire de ma vie, soulignait le compositeur, c’est la fraternité. Nous avions tous l’impression de partir de zéro, de travailler sans aucun sens du commerce, ni de la logistique. C’était vraiment l’art pour l’art, l’imagination au pouvoir. Nous formions une famille, nous rêvions tous dans la même direction." La rencontre décisive s’effectue avec Jacques Demy sur son premier long-métrage, Lola, tourné à Nantes l’été 1960. Leur destin est en marche. Avec ce frère de création, Legrand invente une nouvelle forme au film musical. Palme d’Or du Festival de Cannes 1964, Prix Louis Delluc, Les Parapluies de Cherbourg triomphe dans le monde entier... contrairement aux prédictions pessimistes de nombreux professionnels. "Jacques et moi avons beaucoup ramé pour trouver un financement, se souvenait Legrand. Après un an d’incertitude, la situation s’est débloquée par l’intermédiaire de Pierre Lazareff (qui nous a présenté Mag Bodard, une jeune productrice) et de mon ami Francis Lemarque, avec qui j’ai produit l’enregistrement de la musique. On dit souvent que les grands succès ne se font pas avec mais contre." D’abord repris par Nana Mouskouri, le grand thème de la séparation ("Je ne pourrai jamais vivre sans toi") va s’imposer comme un standard, grâce notamment à l’adaptation anglo-saxonne de Norman Gimbel ("I will wait for you") et aux interprétations de Frank Sinatra, Tony Bennett, Louis Armstrong, Liza Minnelli.
Michel Legrand continuera à mettre en musique les rêves de Jacques Demy (Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’âne, Trois places pour le 26), même s’il part en 1968 s’installer à Los Angeles pour, de son propre aveu, "changer d’oxygène". Après le succès de L’Affaire Thomas Crown, d’où est issue la chanson" The Windmills of Your Mind", il choisit de travailler entre Paris et Hollywood, au gré de ses coups de cœur : Un été 42, Lady Sings the Blues, Jamais plus jamais, Yentl, Prêt-à-porter... Considérant la musique de film comme un second dialogue, Michel Legrand est le seul compositeur européen dont la filmographie aligne les noms d’Orson Welles, Marcel Carné, Norman Jewison, Sydney Pollack, Robert Altman, Jean-Paul Rappeneau, Joseph Losey, Louis Malle, Andrzej Wajda, Richard Lester, Claude Lelouch, Tony Gatlif… On aura rarement vu un musicien investir autant de familles différentes du cinéma, s’imposer comme un trait d’union entre Godard et James Bond, Chris Marker et Clint Eastwood. En clair, il y a presque autant de Legrand que de films mis en musique par Legrand. "Ma conception de la musique au cinéma est simple, précisait-il. C’est une manière de parler à l’inconscient du spectateur, de faire remonter à la surface de l’image des sentiments enfouis, cachés. Gros avantage, en écrivant pour le cinéma, je peux faire la synthèse entre mes différentes cultures musicales, m’exprimer dans tous les styles possibles, avoir toutes les nationalités, être de toutes les époques."
Bien sûr, un tel parcours au long-cours ne va pas sans quelques rendez-vous manqués, orages et dissonances : Jean-Pierre Melville et Richard Lester rejettent ses partitions pour, respectivement, Le Cercle rouge et La Rose et la flèche. Dans l’autre sens, Legrand décline l’invitation d’Alain Resnais pour Providence, dont le sens lui échappe. Ou celle de Jacques Demy pour Edith de Nantes, futur Une chambre en ville, refus que le cinéaste vivra comme une entaille à leur amitié. Car Michel Legrand n’écrit pas par fonction mais par conviction. D’autant qu’il mesure son pouvoir sur l’image, comment la musique va agir sur elle, la transformer, en compléter le sens. "Face à une séquence à traiter musicalement, il existe mille solutions possibles, résumait-il. Mais très peu sont justes. Pour y arriver, il faut à la fois écouter le cinéaste et lui désobéir, prendre note de la commande mais suivre impérativement son propre instinct. La recommandation peut sembler paradoxale mais je n’ai jamais procédé autrement. Devant une image vierge de musique, je perçois aussitôt ma mission : comment l’élever, densifier les personnages, apporter un imaginaire propre, créer une dramaturgie invisible, comme un arc que l’on tend."
Fin 2013, une rencontre cinématographique inattendue régénère le compositeur : Xavier Beauvois. Jusqu’alors méfiant face à la musique originale, le cinéaste de Des hommes et des dieux décide de faire entrer le lyrisme dans son cinéma avec La Rançon de la gloire, parabole humaniste sur les deux SDF ayant volé le cercueil de Chaplin pour rançonner sa famille. Legrand et Beauvois se retrouvent en 2017 sur Les Gardiennes, chronique paysanne en temps de guerre, celle de 14-18. "On prétend qu’il ne faut pas avoir peur des monstres sacrés, insiste le metteur en scène. Mais Michel n’était pas un monstre sacré : il habitait à l’étage supérieur. Au passage, il m’a débloqué le cerveau sur la musique. C’était des cours de rattrapage intensifs. Entre nous, ça a été de l’émulation et du partage." Michel Legrand a également le temps de rencontrer un autre cinéaste à la vocation façonnée par son écriture, Damien Chazelle, dont La La Land sonne comme une déclaration d’amour aux Parapluies et Demoiselles. Pour le compositeur, 2018 se révèle une nouvelle année suractive : sortie de son livre de souvenirs "J’ai le regret de vous dire oui", mise en musique du film testament d’Orson Welles The Other Side of the Wind, création de la version scénique de Peau d’âne au Théâtre Marigny. Il s’envole fin janvier 2019, après avoir pris le temps d’achever ses ultimes travaux en cours. A la disparition d’un créateur qui semblait résister au temps, la presse mondiale souligne une évidence : entre jazz, baroque et musique moderne, le territoire de Michel Legrand est bien plus vaste qu’on ne l’imagine a priori. A sa manière, cette rétrospective au Cinématographe cherche à en dresser la carte.
Stéphane Lerouge, co-auteur de "J’ai le regret de vous dire oui" (Fayard, 2018)
Texte publié à l'occasion de l'hommage à Michel Legrand, du 22 juin au 17 juillet 2019.