LA SÉANCE DES CINÉ SUP'

Route One USA

de Robert Kramer



France, 1989, 4h15, VOSTF • documentaire
NUM, version restaurée

Après dix ans d’exil pour faire des films en Europe, Robert Kramer revient aux États-Unis, où il fut naguère une figure majeure de la contre-culture et du cinéma indépendant. Pendant six mois, caméra à l’épaule, il entreprend un étonnant retour aux sources, descendant la route numéro 1 qui sur 5000 kilomètres, longe la côte atlantique de la frontière canadienne jusqu’à la pointe de la Floride, là où se condensent toutes les strates de l’Histoire américaine. "En 1936, c'était la route la plus utilisée dans le monde. En 1989, elle court le long d'immenses autoroutes, et traverse les banlieues, fine bande de macadam qui traverse les vieux rêves du pays. Quand j'ai filmé pendant cinq mois le long de cette route, je n'ai pas eu l'impression de traverser le passé mais plutôt de révéler le présent. À l'ombre des échangeurs, les centres-villes de verre et d'acier se découpaient à l'horizon, comme des décors de studio. Nous étions dans le Présent, affrontant des temps difficiles." - Robert Kramer

"Lorsque deux vieux exilés du gauchisme américain, Kramer le cinéaste et Doc le toubib, alter ego hautement romanesque dans sa solitude et son usure, décident de revenir en Amérique et d’en dresser l’état, ils n’empruntent pas la mythique Route 66, vers la promesse de l’Ouest, mais la méconnue Route 1, axe côtier Nord-Sud qui épouse le rivage de toutes les arrivées, des pèlerins puritains aux derniers immigrants en passant par les esclaves d’Afrique. Ce faisant, ils effectuent un travail ouvertement archéologique. L’Amérique n’est plus un fantasme tourné vers le futur, mais une mémoire à exhumer, lourde de tous les crimes passés : l’esclavage, le massacre des Indiens, le Vietnam, la bombe. Et le présent n’est guère plus reluisant : défiguration du paysage, racisme, tensions sociales, misère, poids oppressant de la religion. Avant le départ, Doc relit Song of the Open Road de Whitman, comme un idéal perdu et un antidote à la réalité non plus d’un pays neuf, mais d’un terrain vague urbain où il constate que “la guerre civile n’est pas finie”, et où la nation, communauté impossible, est éclatée en autant de groupes autarciques, paranoïaques ou solitaires. Le détour par la littérature n’en est que plus nécessaire pour confronter la réalité (toujours révolutionnaire) à sa confiscation idéologique : une visite à la maison de Thoreau permet d’évoquer le “terroriste” anti-esclavagiste John Brown, commémoré par la fameuse chanson abolitionniste John Brown’s body que tente de confisquer à son profit le révérend Pat Robertson, candidat ultra-réactionnaire à la présidence (qui usurpe également le très gauchiste This land is your land de Woody Guthrie). Toujours il s’agit de gratter la surface des choses pour les faire témoigner. Et c’est en cela aussi que le projet de Kramer est d’une démesure whitmanienne : il s’agit de célébrer chaque vie individuelle, réussie ou ratée, de recenser tous les parcours et tous les lieux. D’où ce regard généreux qui respecte chaque personnage, si antipathique soit-il, cet œil héritier de la grande tradition de la photographie américaine, qui donne sa chance aux visages comme à des paysages fascinants ou pathétiques.
Et si à l’approche du Sud le périple s’alanguit, si la route vient buter sur l’impasse d’un territoire condamné à la finitude, l’océan est aussi un appel vers l’ailleurs : le tiers-monde des immigrants haïtiens ou salvadoriens, l’Afrique où Doc exerça, et le Portugal des révolutions, où Doc, dans Doc’s kingdom de Kramer, jouait les rois en exil sur les friches de Lisbonne."
- Serge Chauvin, Les Inrockuptibles

Séance unique

- - samedi 18/01 16:00