CINÉMA D'HIER ET AUJOURD'HUI • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016
Cuba, 1968, 1h37, VOSTF
avec Sergio Corrieri, Omar Valdés, Rene de la Cruz
NUM • VERSION RESTAURÉE
avec Sergio Corrieri, Omar Valdés, Rene de la Cruz
NUM • VERSION RESTAURÉE
"Le scénario du socialisme est excellent, mais c’est la mise en scène qui laisse beaucoup à désirer et doit donc être critiquée. C’est la meilleure manière de contribuer à l’améliorer." Ces propos tardifs du cinéaste Tomás Gutiérrez Alea disent à distance les intentions jamais dévoyées du remarquable Mémoires du sous-développement : toute ambition de transformation sociale et politique profonde nécessite de vouloir se libérer soi-même tout un impliquant une analyse méticuleuse de ces changements. Ainsi la question à régler du sous-développement se donne d'abord et fondamentalement à réfléchir dans ses implications intimes, morales, sociales et esthétiques et vise notre propre aptitude à mesurer ce qui nous sépare encore de l'homme nouveau que nous voudrions voir naître. Une réflexion politique et polémique d'aujourd'hui ?
"En 1968, les carottes de la révolution sont cuites, mais la plupart des Cubains qu’elle a engagés l’ignorent ou préfèrent l’ignorer. C’est l’année où les illusions se défont sous le triple acide de l’idéologie, de la bureaucratie et de la démagogie. Moment d’une sincérité tragique, idéal pour effectuer un premier bilan existentiel de la révolution : ce que fait Tomás Guttiérez Alea, dit Titón (goût cubain des diminutifs où l’art de l’enfance rejoint l’enfance de l’art), en tournant cette austère et subtile merveille d’introspection politique et sociale, Mémoires du sous-développement. On doit aux fondations de Martin Scorsese et de la famille de George Lucas, ainsi qu’à l’Institut du cinéma cubain (ICAIC) qui les avait conservés, la restauration d’un classique dont les négatifs étaient endommagés.
Mémoires du sous-développement est le journal intime d’un bourgeois de La Havane, Sergio, qui reste au moment où tout le monde part (aux Etats-Unis) autour de lui : ses parents, sa femme, ses amis. Il tape sur sa machine à écrire : «Tous ceux qui m’aimaient et qui m’ont emmerdé jusqu’à la dernière minute sont partis.» Il les accompagne à l’aéroport. Il les regarde et il pense : «La révolution me détruit, mais elle me venge de l’imbécile bourgeoisie cubaine.» Dont il fait - ou a fait- partie. En restant, il devient fantôme, entre deux mondes, bientôt traître des deux côtés : «J’essaie de vivre comme un Européen, et cela me renvoie au sous-développement.»
Fils d’un riche marchand de meubles, il vit de la location de ses propriétés (dans quelques années, il ne pourra plus, et l’on sent planer la menace). Dans un sublime appartement couvert de tableaux, il fantasme sur sa femme de ménage, couche avec une mineure, se souvient d’une jeune Allemande qui croyait en lui, écoute et réécoute l’enregistrement sonore d’une scène - peut-être la dernière - qui l’a opposé à sa femme : à travers son regard sur les femmes, c’est la société cubaine qui défile. Du balcon, la vue sur La Havane est formidable. Sergio commente ce qu’il observe, et d’abord lui-même : «J’ai 38 ans et je suis déjà vieux. C’est peut-être lié aux tropiques. Ici, tout se décompose rapidement.»
Film profondément politique : le personnage est déterminé par l’Histoire qui l’enveloppe. Il est Hors-jeu, poème publié l’année du film par Heberto Padilla : «Et de nous, que restera-t-il ?/ traversés comme nous le sommes par une histoire en marche,/ sentant chaque jour jusqu’à la dévoration/ que les actes d’écrire et de vivre se confondent ?» A aucun moment il ne regrette d’être resté.
Il est beau, raffiné, cultivé, séduisant, un mélange de Trintignant et de Malkovitch. Il cite la Chanson désespérée de Pablo Neruda, achète Lolita de Nabokov dans une librairie (il y avait encore des livres à l’époque), visite avec sa maîtresse de 16 ans la maison d’Hemingway (formidable séquence). Mais la jeune femme se fiche de tout ça, c’est une mulata populaire, la figure d’un peuple qui agit à l’instinct et par ruse, «sans capacité à faire le lien entre les choses, inconsistant». Daisy Granados, qui l’interprète dans le moindre geste, la moindre moue, est une bombe. Elle a tout le naturel, la sauvagerie et la sensualité qu’il faut pour faire oublier le plus longtemps possible la vulgarité qui l’emporte.
La position de Sergio est idéale pour observer et subir le processus à l’œuvre, mais elle se paie au prix fort : distance, solitude - et impuissance. Il est aussi resté pour devenir écrivain, mais il n’écrira jamais rien. C’est un frère tropical du Marcello de la Dolce Vita. Le film rappelle souvent des films italiens. Ses déambulations dans La Havane, multipliant les choses vues, les scènes réelles, fait entrer la vie même dans le récit comme dans les films néoréalistes ; son mode de traitement est le journal intime, avec voix off, comme le fera plus tard Nanni Moretti. Un nain qui passe avec un violoncelle est comme une ombre de Fellini (ou de Buñuel) : sa figure de cirque fait rire les futurs amants et accélère leur passage au lit. L’ironie est la pommade qui adoucit les plaies qu’elle creuse.
Comme souvent dans les films de Guttiérez Alea, le film évoque une époque légèrement antérieure à celle du tournage : l’histoire se déroule en 1961-1962, du débarquement foireux des Américains dans la baie des Cochons à la crise des missiles. Il projette donc un regard rétrospectif, d’une fermeté désenchantée, sur le moment où la jeune révolution a brutalement vieilli. L’angoisse caractérise l’œuvre et son personnage. Elle a le ton d’une mélancolie nonchalante et nerveuse. Sergio sait qu’il va sombrer, et il sait qu’il doit rester pour le vivre jusqu’au bout. Il est interprété par Sergio Corrieri, excellent acteur venu du théâtre et qui restera engagé sa vie entière au côté du castrisme, jusqu’à devenir ambassadeur culturel du régime un peu partout. Quant au réalisateur, le régime l’empêchera de tourner toujours un peu plus. Et l’Occident le redécouvrira, en 1993, avec son dernier film entièrement réalisé cette année-là, Fraise et chocolat - comme si, revenu d’entre les morts, réapparaissait l’élégant Sergio." Philippe Lançon, Libération
"En 1968, les carottes de la révolution sont cuites, mais la plupart des Cubains qu’elle a engagés l’ignorent ou préfèrent l’ignorer. C’est l’année où les illusions se défont sous le triple acide de l’idéologie, de la bureaucratie et de la démagogie. Moment d’une sincérité tragique, idéal pour effectuer un premier bilan existentiel de la révolution : ce que fait Tomás Guttiérez Alea, dit Titón (goût cubain des diminutifs où l’art de l’enfance rejoint l’enfance de l’art), en tournant cette austère et subtile merveille d’introspection politique et sociale, Mémoires du sous-développement. On doit aux fondations de Martin Scorsese et de la famille de George Lucas, ainsi qu’à l’Institut du cinéma cubain (ICAIC) qui les avait conservés, la restauration d’un classique dont les négatifs étaient endommagés.
Mémoires du sous-développement est le journal intime d’un bourgeois de La Havane, Sergio, qui reste au moment où tout le monde part (aux Etats-Unis) autour de lui : ses parents, sa femme, ses amis. Il tape sur sa machine à écrire : «Tous ceux qui m’aimaient et qui m’ont emmerdé jusqu’à la dernière minute sont partis.» Il les accompagne à l’aéroport. Il les regarde et il pense : «La révolution me détruit, mais elle me venge de l’imbécile bourgeoisie cubaine.» Dont il fait - ou a fait- partie. En restant, il devient fantôme, entre deux mondes, bientôt traître des deux côtés : «J’essaie de vivre comme un Européen, et cela me renvoie au sous-développement.»
Fils d’un riche marchand de meubles, il vit de la location de ses propriétés (dans quelques années, il ne pourra plus, et l’on sent planer la menace). Dans un sublime appartement couvert de tableaux, il fantasme sur sa femme de ménage, couche avec une mineure, se souvient d’une jeune Allemande qui croyait en lui, écoute et réécoute l’enregistrement sonore d’une scène - peut-être la dernière - qui l’a opposé à sa femme : à travers son regard sur les femmes, c’est la société cubaine qui défile. Du balcon, la vue sur La Havane est formidable. Sergio commente ce qu’il observe, et d’abord lui-même : «J’ai 38 ans et je suis déjà vieux. C’est peut-être lié aux tropiques. Ici, tout se décompose rapidement.»
Film profondément politique : le personnage est déterminé par l’Histoire qui l’enveloppe. Il est Hors-jeu, poème publié l’année du film par Heberto Padilla : «Et de nous, que restera-t-il ?/ traversés comme nous le sommes par une histoire en marche,/ sentant chaque jour jusqu’à la dévoration/ que les actes d’écrire et de vivre se confondent ?» A aucun moment il ne regrette d’être resté.
Il est beau, raffiné, cultivé, séduisant, un mélange de Trintignant et de Malkovitch. Il cite la Chanson désespérée de Pablo Neruda, achète Lolita de Nabokov dans une librairie (il y avait encore des livres à l’époque), visite avec sa maîtresse de 16 ans la maison d’Hemingway (formidable séquence). Mais la jeune femme se fiche de tout ça, c’est une mulata populaire, la figure d’un peuple qui agit à l’instinct et par ruse, «sans capacité à faire le lien entre les choses, inconsistant». Daisy Granados, qui l’interprète dans le moindre geste, la moindre moue, est une bombe. Elle a tout le naturel, la sauvagerie et la sensualité qu’il faut pour faire oublier le plus longtemps possible la vulgarité qui l’emporte.
La position de Sergio est idéale pour observer et subir le processus à l’œuvre, mais elle se paie au prix fort : distance, solitude - et impuissance. Il est aussi resté pour devenir écrivain, mais il n’écrira jamais rien. C’est un frère tropical du Marcello de la Dolce Vita. Le film rappelle souvent des films italiens. Ses déambulations dans La Havane, multipliant les choses vues, les scènes réelles, fait entrer la vie même dans le récit comme dans les films néoréalistes ; son mode de traitement est le journal intime, avec voix off, comme le fera plus tard Nanni Moretti. Un nain qui passe avec un violoncelle est comme une ombre de Fellini (ou de Buñuel) : sa figure de cirque fait rire les futurs amants et accélère leur passage au lit. L’ironie est la pommade qui adoucit les plaies qu’elle creuse.
Comme souvent dans les films de Guttiérez Alea, le film évoque une époque légèrement antérieure à celle du tournage : l’histoire se déroule en 1961-1962, du débarquement foireux des Américains dans la baie des Cochons à la crise des missiles. Il projette donc un regard rétrospectif, d’une fermeté désenchantée, sur le moment où la jeune révolution a brutalement vieilli. L’angoisse caractérise l’œuvre et son personnage. Elle a le ton d’une mélancolie nonchalante et nerveuse. Sergio sait qu’il va sombrer, et il sait qu’il doit rester pour le vivre jusqu’au bout. Il est interprété par Sergio Corrieri, excellent acteur venu du théâtre et qui restera engagé sa vie entière au côté du castrisme, jusqu’à devenir ambassadeur culturel du régime un peu partout. Quant au réalisateur, le régime l’empêchera de tourner toujours un peu plus. Et l’Occident le redécouvrira, en 1993, avec son dernier film entièrement réalisé cette année-là, Fraise et chocolat - comme si, revenu d’entre les morts, réapparaissait l’élégant Sergio." Philippe Lançon, Libération
Séances
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vendredi 7/10 18:30 - - samedi 8/10 21:00
vendredi 7/10 18:30 - - samedi 8/10 21:00