Rashomon
Le rapport que la critique française a entretenu dès les origines avec l’œuvre d’Akira Kurosawa est complexe et changeant, à l’image de la relation qu’elle a toujours eue avec le cinéma japonais, passionnée et par phases d’engouement successives. Après celles de Kurosawa et Mizoguchi, les découvertes du cinéma de genre (Fukasaku, Suzuki, Honda), de la Nouvelle Vague (Oshima, Imamura), enfin celle d’Ozu, soudaine et massive, à la faveur d’une intégrale en 1978, ont constitué des indicateurs fiables de l’état de la critique française, des valeurs et argumentations qui la rendent singulières, des principaux courants de son Histoire.
Les lignes qui suivent visent donc à resituer le cinéma de Kurosawa dans cette perspective, c’est-à-dire déléguer l’analyse de son œuvre aux critiques, pour mieux la cerner puis se forger un avis personnel. Et ainsi considérer la réception des multiples influences qui ont façonné sa filmographie (du théâtre japonais à Shakespeare, de la littérature russe aux westerns) selon le temps long de l’appropriation critique, fait de polémiques et de réévaluations. Il convient dès lors de lire ces lignes en même temps que l’on découvre ou redécouvre les films présentés dans le cadre de cette rétrospective, plutôt que préalablement, comme un parcours parallèle à leur visionnement, destiné à les aborder par la bande, à s’en écarter pour mieux y revenir.
L’ÉPREUVE DU VIDE
En 1951, la critique française, déjà coutumière des déplacements dans les principaux festivals, voit Rashomon, primé à Venise, et en relate la découverte, avant d’y revenir lors de sa distribution l’année suivante. Face au film, elle traverse l’épreuve du vide : manque avoué de références et de points de comparaison, questionnement quant à l’impact sur les spectateurs du pays d’origine, ébahissement face à une originalité thématique et formelle.
“L’Occident n’imaginait même pas qu’on put le surprendre avec une telle perfection technique, un courage aussi éblouissant dans la recherche des moyens, un élan du conte aussi déroutant.” (Lo Duca, Cahiers du Cinéma, octobre-novembre 1951)
“Nous sommes trop ignorants en Europe de la production japonaise pour la juger d’après cette bande. S’agit-il d’une œuvre exceptionnelle ? Quelles résonances éveille-t-elle chez le spectateur japonais ? Dans quelle mesure reprend-t-elle les thèmes du folklore, du théâtre ou de la poésie nippons ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de répondre. Il en résulte une espèce de chef d’œuvre, sans parenté, sans passé, et qui apparait aussi singulier qu’un aérolithe d’un autre monde.“ (Henri Pevel, L’Ecole libératrice, octobre 1952)
“Jugé ainsi isolément, le film est à la fois d’un extrême modernisme et d’un dépouillement classique, joué avec une violence et une stylisation puissante, plein de signification et d’originalité. Un grand film, à la fois épopée et tragédie, joué par des acteurs qui possèdent magnifiquement un métier très différent de celui des nôtres.“ (Jean-Claude Tallenay, Radio-Cinéma-Télévision, octobre 1952)
Dans Positif, Henri Agel synthétise le point de vue dominant, en établissant une correspondance avec La Médée d’Euripide. Déplaçant le débat vers les conditions d’une lisibilité occidentale, il croise les soubassements culturels des deux influences dominantes de Rashomon : le théâtre nô, et l’œuvre de Pirandello (multiplicité des points de vue). Au cinéma japonais est alors octroyé une vocation universaliste.
“Enregistrons le choc dramatique et spirituel que provoque une pareille œuvre, écoutons les résonances qu’elle éveille chez nous et qui se propagent jusqu’au souvenir des tragédies grecques. En donnant à sa matière psychologique (qui participe du fait-divers policier et du théâtre de Pirandello) une mise en forme solennellement symphonique, l’auteur a transfiguré la donnée du drame. Elle acquiert un mode d’existence si extraordinaire que notre sensation va du vertige au malaise.“ (Henri Agel, Positif, juin 1952)
Dans le sillage de Rashomon, d’autres films japonais parviennent, parcimonieusement, jusqu’aux écrans français, et la critique tente de raccorder ses spécificités à celles de courants identifiés, notamment le néo-réalisme italien, et de statuer sur la valeur de ce cinéma qui reste, à cette période, encore très superficiellement connu.
“Le cinéma japonais peut rivaliser avec les autres pays qui ont donné naissance à des écoles cinématographiques déterminantes : la France, la Suède, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, l’Italie, la Russie et la Suède.“ (C. Harrington, Cahiers du Cinéma, mai 1952)
UNE POLÉMIQUE FONDATRICE
Après la découverte de Rashomon, une polémique historique naît entre les deux revues les plus importantes de la cinéphilie française, les Cahiers du Cinéma et Positif, toutes deux encore récentes et désireuses de s’imposer par des positions tranchées, qui vont notamment contribuer à confronter les films de Kurosawa à ceux de Kenji Mizoguchi.
La rupture tient essentiellement à l’appropriation par les Cahiers du Cinéma de Mizoguchi, par un discours qui ira progressivement jusqu’à l’indépassable, la perfection ultime, sans précédent pour un cinéaste, y compris les réalisateurs anglo-saxons emblématiques de l’esprit Cahiers (Hitchcock, Hawks). Pour les Cahiers du début, le contenu du film est sa mise en scène. Mizoguchi fait office de preuve, et ses Contes de la lune vague après la pluie, découverts à Venise en 1953, séduisent la revue par son caractère romanesque, et relèguent rétrospectivement Rashomon à l’état de film pataud. Dès lors, l’argumentaire employé pour décrire le cinéma de Mizoguchi contribue à faire naître l’idée d’un méta-cinéma, restitué par des méta-critiques dont les titres renvoient à l’idée d’absolu et d’omnipotence (“Universalité du génie”, “Plus de lumière”, “La splendeur du vrai”, “Une inexorable douceur”, “La connaissance totale”). Mais la controverse devient également interne à la rédaction des Cahiers, entre père spirituel (André Bazin) et jeunes Turcs (notamment Luc Moullet et Jean-Luc Godard).
Positif est, à l’inverse, la première revue française à proposer une analyse transversale de la filmographie de Kurosawa, considérant immédiatement le cinéaste comme un maître du spectacle, en lequel elle voit une forme noble d’expression, et dont Les sept samouraïs serait un sommet. De fait, Positif accueille Kurosawa comme un artiste dont la force réside dans la capacité à innover, et à moderniser des genres pourtant solidement codifiés. La multiplicité et le croisement des influences du cinéaste sont encensés, et le registre du mélodrame, conspué par les Cahiers, devient le nerf du conflit, qui s’exprime de façon virulente par des attaques personnelles. Logiquement, les allusions aux principes de la mise en scène américaine, comme autant de vertus, abondent, et Kurosawa devient un auteur Positif, plus largement, “un cran au-dessus de Kon Ichikawa, le meilleur réalisateur japonais.”, tandis que Mizoguchi est évoqué en terme de potentialité inachevée, autour de la notion de manque.
“La tendance classique du film historique, avant Kurosawa, était de faire de longs plans ou d’insister sur des détails pendant d’interminables minutes ou de composer des effets de son et de lumière. Avec Rashomon, Kurosawa renouvelle le genre.” (F. Gaffary, Positif, mars 1957)
“Hier shakespearien, pirandellien, dostoïevskien, gorkien, westerner ou samouraï, il se veut aujourd’hui dickensien, explorateur d’un monde de misère et de bons sentiments.” (R. Tailleur, Positif, décembre 1965, sur Barberousse)
“Dans Vivre, l’image du défunt, lente et calme, pénètre en nous. Le spectateur paresseux et le jeune critique demeuré ne comprendront pas cela.” (F. Gaffary, Positif, mars 1957)
A la fin des années 1960, la polémique se resserre sur le positionnement politique des cinéastes. Dans les Cahiers, Kurosawa est ainsi considéré comme un cinéaste de Droite, conservateur voire réactionnaire, ne cadrant pas avec l’idéal progressiste de la rédaction. Mais l’apport d’un point de vue critique japonais (Koji Yamada) déplace ce statut vers une position plus trouble, non clairement affirmée, centrée sur la figure du héros kurosawien, le samouraï, ou l’une de ses déclinaisons modernes. Le reproche majeur tient, en définitive, à la nature du regard social de Kurosawa : “La révolution, semble se dire Kurosawa, doit se faire à travers l’individualité d’un être ou par une élite.” (K. Yamada, Cahiers du Cinéma, septembre 1966).
Pour Positif, l’esprit nationaliste du cinéaste, qui culmine dans le plan qui surimpressionne le visage de la princesse sur le drapeau du clan dans La forteresse cachée, est admis, mais dominé par l’efficacité des procédés techniques. Plus que sur un référent de l’histoire culturelle japonaise, Positif réexamine cette inclinaison en l’imputant à un déterminisme né de la corrélation entre le parcours biographique (brièveté de sa collaboration avec la Gauche au sortir de la guerre) et artistique (œuvre peuplée d’échecs et de rédemptions individuelles) de Kurosawa, et le mariage entre ses références nippones (le bushido, code d’honneur des samouraïs) et occidentales littéraires (Shakespeare, Beckett, Pirandello, et surtout Dostoïevski et Gorki) dont l’issue logique est “un humanisme sceptique”. Contrairement à l’ébauche d’un surhomme selon les Cahiers, Positif discerne une fusion entre existentialisme spiritualiste et matérialiste, mais contrebalancée par une foi omniprésente en l’individualité, “qui débouche nécessairement sur une quête d’identité personnelle.” (F. Ramasse, Positif, octobre 1980, sur Kagemusha).
LES MODALITÉS DU SPECTACLE
Les discours dénommant la forme du cinéma de Kurosawa empruntent à la terminologie du spectacle, dont le cinéaste a tenu, tout au long de sa filmographie, pour les Cahiers du Cinéma et Positif, à donner une pure satisfaction, que ce soit dans l’importance accordée aux décors, à la rythmique des moments de bravoure (depuis le micro : “le génie de Kurosawa pour animer une matière aussi rébarbative : des gens dans une pièce” - H.Niogret, Positif, février 1977, sur Dersou Ouzala -, jusqu’au macro : les monumentales scènes de bataille de ses films historiques) dont la force principale est l’art du montage court.
Quel que soit le registre abordé, tout concourt, pour la critique, à prétendre à l’efficacité, par un langage très contrôlé qui appuie la mise en scène sur des points forts visuellement ou musicalement. Et ce langage repose sur une somme de procédés précisément décrits. La matière de l’image est ainsi donnée par un choix judicieux des objectifs, notamment de longue focale surtout sur les corps (mélodrames sociaux) ou les masses en mouvement (films historiques). Dans un même cadre, l’avant-plan et l’arrière-plan s’avèrent aussi significatifs. Par exemple, un personnage vient souvent s’introduire en mouvement en avant-plan, dans un cadre établi sur l’arrière-plan, rompant l’équilibre du plan. Les ruptures sont aussi créées par une texture sonore dont les niveaux et les hauteurs sont hors de tout réalisme, et ont un impact sensoriel extrêmement fort chez le spectateur. Et plus globalement, chaque séquence est dynamisée en interne, par un système de raccords dans le mouvement et dans l’axe.
Par la suite, l’intérêt de la critique pour les thématiques récurrentes tend à s’éclipser au profit de l’analyse des configurations et motifs réguliers (notamment naturels : la pluie, la végétation, les couleurs, etc.) dans la mesure où la primeur est accordée à “une caméra virtuose, étincelante, d’une brillance nocturne.” (C. Tesson, Cahiers du Cinéma, avril 1980, sur Vivre).
DE LA JAPONITÉ
Dans l’opposition entre Mizoguchi et Kurosawa, leur relation à la source même du cinéma nippon (théâtre et littérature traditionnels, qui constituent, mixés avec des emprunts occidentaux - Balzac, Maupassant indirectement cités pour Mizoguchi, Pirandello, Shakespeare et les auteurs soviétiques pour Kurosawa -, les socles de leur inspiration) sera la clé de l’attribution des statuts de cinéaste japonais et cinéaste occidentalisé.
Pour les Cahiers autant que pour Positif, influences traditionnelles se fondent par essence dans la cosmogonie mizoguchienne. C’est pourquoi il est alternativement exposé comme le plus pur et le plus authentique cinéaste japonais, et le plus universel des conteurs. Plus encore que par le respect des contraintes culturelles nippones, c’est dans le rapprochement avec une appréhension japonaise du réel, anthropologique et philosophique, que Mizoguchi fait office de creuseur d’âme, sa célèbre technique du plan-séquence étant imputée à la représentation du ma, concept total unissant les notions de temps et d’espace, notions qui fusionnent lorsqu’elles sont portées à l’écran par le cinéaste.
Le cas de Kurosawa est, à nouveau, plus complexe et ambigu. Estampillé cinéaste occidentalisé depuis les origines par les Cahiers du Cinéma, il doit cette appellation à un attrait pour les codes et conventions du cinéma populaire américain. Les sept samouraïs notamment, mais la quasi-totalité des films historiques également, sont ainsi associés à des westerns américains dont le cinéaste se serait approprié la symbolique, transposée dans un cadre médiéval et délocalisé. Mais le remake Les sept mercenaires (John Sturges, 1960), ainsi que celui de Yojimbo par Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, 1964) déplace le débat vers une conception de Kurosawa comme artiste influent et rénovateur, et non plus comme artisan influencé et reproduisant des schémas esthétiques et narratifs.
De par la perversion de ses ferments et le syncrétisme qu’il apporte aux matrices culturelles nippones, Kurosawa apparaît donc comme le moins japonais des cinéastes. Mais dans les années 1980, la critique, dans son ensemble, met un terme à ces considérations artificielles, et indexe définitivement la création de l’artiste sur les origines et la biographie de l’homme.
“Influences extérieures coexistant avec une tradition intouchée, immuable, voilà un exact portrait de Kurosawa et une bonne description de son art.” (F. Ramasse, Positif, octobre 1980, sur Kagemusha)
Les lignes qui suivent visent donc à resituer le cinéma de Kurosawa dans cette perspective, c’est-à-dire déléguer l’analyse de son œuvre aux critiques, pour mieux la cerner puis se forger un avis personnel. Et ainsi considérer la réception des multiples influences qui ont façonné sa filmographie (du théâtre japonais à Shakespeare, de la littérature russe aux westerns) selon le temps long de l’appropriation critique, fait de polémiques et de réévaluations. Il convient dès lors de lire ces lignes en même temps que l’on découvre ou redécouvre les films présentés dans le cadre de cette rétrospective, plutôt que préalablement, comme un parcours parallèle à leur visionnement, destiné à les aborder par la bande, à s’en écarter pour mieux y revenir.
L’ÉPREUVE DU VIDE
En 1951, la critique française, déjà coutumière des déplacements dans les principaux festivals, voit Rashomon, primé à Venise, et en relate la découverte, avant d’y revenir lors de sa distribution l’année suivante. Face au film, elle traverse l’épreuve du vide : manque avoué de références et de points de comparaison, questionnement quant à l’impact sur les spectateurs du pays d’origine, ébahissement face à une originalité thématique et formelle.
“L’Occident n’imaginait même pas qu’on put le surprendre avec une telle perfection technique, un courage aussi éblouissant dans la recherche des moyens, un élan du conte aussi déroutant.” (Lo Duca, Cahiers du Cinéma, octobre-novembre 1951)
“Nous sommes trop ignorants en Europe de la production japonaise pour la juger d’après cette bande. S’agit-il d’une œuvre exceptionnelle ? Quelles résonances éveille-t-elle chez le spectateur japonais ? Dans quelle mesure reprend-t-elle les thèmes du folklore, du théâtre ou de la poésie nippons ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de répondre. Il en résulte une espèce de chef d’œuvre, sans parenté, sans passé, et qui apparait aussi singulier qu’un aérolithe d’un autre monde.“ (Henri Pevel, L’Ecole libératrice, octobre 1952)
“Jugé ainsi isolément, le film est à la fois d’un extrême modernisme et d’un dépouillement classique, joué avec une violence et une stylisation puissante, plein de signification et d’originalité. Un grand film, à la fois épopée et tragédie, joué par des acteurs qui possèdent magnifiquement un métier très différent de celui des nôtres.“ (Jean-Claude Tallenay, Radio-Cinéma-Télévision, octobre 1952)
Dans Positif, Henri Agel synthétise le point de vue dominant, en établissant une correspondance avec La Médée d’Euripide. Déplaçant le débat vers les conditions d’une lisibilité occidentale, il croise les soubassements culturels des deux influences dominantes de Rashomon : le théâtre nô, et l’œuvre de Pirandello (multiplicité des points de vue). Au cinéma japonais est alors octroyé une vocation universaliste.
“Enregistrons le choc dramatique et spirituel que provoque une pareille œuvre, écoutons les résonances qu’elle éveille chez nous et qui se propagent jusqu’au souvenir des tragédies grecques. En donnant à sa matière psychologique (qui participe du fait-divers policier et du théâtre de Pirandello) une mise en forme solennellement symphonique, l’auteur a transfiguré la donnée du drame. Elle acquiert un mode d’existence si extraordinaire que notre sensation va du vertige au malaise.“ (Henri Agel, Positif, juin 1952)
Dans le sillage de Rashomon, d’autres films japonais parviennent, parcimonieusement, jusqu’aux écrans français, et la critique tente de raccorder ses spécificités à celles de courants identifiés, notamment le néo-réalisme italien, et de statuer sur la valeur de ce cinéma qui reste, à cette période, encore très superficiellement connu.
“Le cinéma japonais peut rivaliser avec les autres pays qui ont donné naissance à des écoles cinématographiques déterminantes : la France, la Suède, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, l’Italie, la Russie et la Suède.“ (C. Harrington, Cahiers du Cinéma, mai 1952)
UNE POLÉMIQUE FONDATRICE
Après la découverte de Rashomon, une polémique historique naît entre les deux revues les plus importantes de la cinéphilie française, les Cahiers du Cinéma et Positif, toutes deux encore récentes et désireuses de s’imposer par des positions tranchées, qui vont notamment contribuer à confronter les films de Kurosawa à ceux de Kenji Mizoguchi.
La rupture tient essentiellement à l’appropriation par les Cahiers du Cinéma de Mizoguchi, par un discours qui ira progressivement jusqu’à l’indépassable, la perfection ultime, sans précédent pour un cinéaste, y compris les réalisateurs anglo-saxons emblématiques de l’esprit Cahiers (Hitchcock, Hawks). Pour les Cahiers du début, le contenu du film est sa mise en scène. Mizoguchi fait office de preuve, et ses Contes de la lune vague après la pluie, découverts à Venise en 1953, séduisent la revue par son caractère romanesque, et relèguent rétrospectivement Rashomon à l’état de film pataud. Dès lors, l’argumentaire employé pour décrire le cinéma de Mizoguchi contribue à faire naître l’idée d’un méta-cinéma, restitué par des méta-critiques dont les titres renvoient à l’idée d’absolu et d’omnipotence (“Universalité du génie”, “Plus de lumière”, “La splendeur du vrai”, “Une inexorable douceur”, “La connaissance totale”). Mais la controverse devient également interne à la rédaction des Cahiers, entre père spirituel (André Bazin) et jeunes Turcs (notamment Luc Moullet et Jean-Luc Godard).
Positif est, à l’inverse, la première revue française à proposer une analyse transversale de la filmographie de Kurosawa, considérant immédiatement le cinéaste comme un maître du spectacle, en lequel elle voit une forme noble d’expression, et dont Les sept samouraïs serait un sommet. De fait, Positif accueille Kurosawa comme un artiste dont la force réside dans la capacité à innover, et à moderniser des genres pourtant solidement codifiés. La multiplicité et le croisement des influences du cinéaste sont encensés, et le registre du mélodrame, conspué par les Cahiers, devient le nerf du conflit, qui s’exprime de façon virulente par des attaques personnelles. Logiquement, les allusions aux principes de la mise en scène américaine, comme autant de vertus, abondent, et Kurosawa devient un auteur Positif, plus largement, “un cran au-dessus de Kon Ichikawa, le meilleur réalisateur japonais.”, tandis que Mizoguchi est évoqué en terme de potentialité inachevée, autour de la notion de manque.
“La tendance classique du film historique, avant Kurosawa, était de faire de longs plans ou d’insister sur des détails pendant d’interminables minutes ou de composer des effets de son et de lumière. Avec Rashomon, Kurosawa renouvelle le genre.” (F. Gaffary, Positif, mars 1957)
“Hier shakespearien, pirandellien, dostoïevskien, gorkien, westerner ou samouraï, il se veut aujourd’hui dickensien, explorateur d’un monde de misère et de bons sentiments.” (R. Tailleur, Positif, décembre 1965, sur Barberousse)
“Dans Vivre, l’image du défunt, lente et calme, pénètre en nous. Le spectateur paresseux et le jeune critique demeuré ne comprendront pas cela.” (F. Gaffary, Positif, mars 1957)
A la fin des années 1960, la polémique se resserre sur le positionnement politique des cinéastes. Dans les Cahiers, Kurosawa est ainsi considéré comme un cinéaste de Droite, conservateur voire réactionnaire, ne cadrant pas avec l’idéal progressiste de la rédaction. Mais l’apport d’un point de vue critique japonais (Koji Yamada) déplace ce statut vers une position plus trouble, non clairement affirmée, centrée sur la figure du héros kurosawien, le samouraï, ou l’une de ses déclinaisons modernes. Le reproche majeur tient, en définitive, à la nature du regard social de Kurosawa : “La révolution, semble se dire Kurosawa, doit se faire à travers l’individualité d’un être ou par une élite.” (K. Yamada, Cahiers du Cinéma, septembre 1966).
Pour Positif, l’esprit nationaliste du cinéaste, qui culmine dans le plan qui surimpressionne le visage de la princesse sur le drapeau du clan dans La forteresse cachée, est admis, mais dominé par l’efficacité des procédés techniques. Plus que sur un référent de l’histoire culturelle japonaise, Positif réexamine cette inclinaison en l’imputant à un déterminisme né de la corrélation entre le parcours biographique (brièveté de sa collaboration avec la Gauche au sortir de la guerre) et artistique (œuvre peuplée d’échecs et de rédemptions individuelles) de Kurosawa, et le mariage entre ses références nippones (le bushido, code d’honneur des samouraïs) et occidentales littéraires (Shakespeare, Beckett, Pirandello, et surtout Dostoïevski et Gorki) dont l’issue logique est “un humanisme sceptique”. Contrairement à l’ébauche d’un surhomme selon les Cahiers, Positif discerne une fusion entre existentialisme spiritualiste et matérialiste, mais contrebalancée par une foi omniprésente en l’individualité, “qui débouche nécessairement sur une quête d’identité personnelle.” (F. Ramasse, Positif, octobre 1980, sur Kagemusha).
LES MODALITÉS DU SPECTACLE
Les discours dénommant la forme du cinéma de Kurosawa empruntent à la terminologie du spectacle, dont le cinéaste a tenu, tout au long de sa filmographie, pour les Cahiers du Cinéma et Positif, à donner une pure satisfaction, que ce soit dans l’importance accordée aux décors, à la rythmique des moments de bravoure (depuis le micro : “le génie de Kurosawa pour animer une matière aussi rébarbative : des gens dans une pièce” - H.Niogret, Positif, février 1977, sur Dersou Ouzala -, jusqu’au macro : les monumentales scènes de bataille de ses films historiques) dont la force principale est l’art du montage court.
Quel que soit le registre abordé, tout concourt, pour la critique, à prétendre à l’efficacité, par un langage très contrôlé qui appuie la mise en scène sur des points forts visuellement ou musicalement. Et ce langage repose sur une somme de procédés précisément décrits. La matière de l’image est ainsi donnée par un choix judicieux des objectifs, notamment de longue focale surtout sur les corps (mélodrames sociaux) ou les masses en mouvement (films historiques). Dans un même cadre, l’avant-plan et l’arrière-plan s’avèrent aussi significatifs. Par exemple, un personnage vient souvent s’introduire en mouvement en avant-plan, dans un cadre établi sur l’arrière-plan, rompant l’équilibre du plan. Les ruptures sont aussi créées par une texture sonore dont les niveaux et les hauteurs sont hors de tout réalisme, et ont un impact sensoriel extrêmement fort chez le spectateur. Et plus globalement, chaque séquence est dynamisée en interne, par un système de raccords dans le mouvement et dans l’axe.
Par la suite, l’intérêt de la critique pour les thématiques récurrentes tend à s’éclipser au profit de l’analyse des configurations et motifs réguliers (notamment naturels : la pluie, la végétation, les couleurs, etc.) dans la mesure où la primeur est accordée à “une caméra virtuose, étincelante, d’une brillance nocturne.” (C. Tesson, Cahiers du Cinéma, avril 1980, sur Vivre).
DE LA JAPONITÉ
Dans l’opposition entre Mizoguchi et Kurosawa, leur relation à la source même du cinéma nippon (théâtre et littérature traditionnels, qui constituent, mixés avec des emprunts occidentaux - Balzac, Maupassant indirectement cités pour Mizoguchi, Pirandello, Shakespeare et les auteurs soviétiques pour Kurosawa -, les socles de leur inspiration) sera la clé de l’attribution des statuts de cinéaste japonais et cinéaste occidentalisé.
Pour les Cahiers autant que pour Positif, influences traditionnelles se fondent par essence dans la cosmogonie mizoguchienne. C’est pourquoi il est alternativement exposé comme le plus pur et le plus authentique cinéaste japonais, et le plus universel des conteurs. Plus encore que par le respect des contraintes culturelles nippones, c’est dans le rapprochement avec une appréhension japonaise du réel, anthropologique et philosophique, que Mizoguchi fait office de creuseur d’âme, sa célèbre technique du plan-séquence étant imputée à la représentation du ma, concept total unissant les notions de temps et d’espace, notions qui fusionnent lorsqu’elles sont portées à l’écran par le cinéaste.
Le cas de Kurosawa est, à nouveau, plus complexe et ambigu. Estampillé cinéaste occidentalisé depuis les origines par les Cahiers du Cinéma, il doit cette appellation à un attrait pour les codes et conventions du cinéma populaire américain. Les sept samouraïs notamment, mais la quasi-totalité des films historiques également, sont ainsi associés à des westerns américains dont le cinéaste se serait approprié la symbolique, transposée dans un cadre médiéval et délocalisé. Mais le remake Les sept mercenaires (John Sturges, 1960), ainsi que celui de Yojimbo par Sergio Leone (Pour une poignée de dollars, 1964) déplace le débat vers une conception de Kurosawa comme artiste influent et rénovateur, et non plus comme artisan influencé et reproduisant des schémas esthétiques et narratifs.
De par la perversion de ses ferments et le syncrétisme qu’il apporte aux matrices culturelles nippones, Kurosawa apparaît donc comme le moins japonais des cinéastes. Mais dans les années 1980, la critique, dans son ensemble, met un terme à ces considérations artificielles, et indexe définitivement la création de l’artiste sur les origines et la biographie de l’homme.
“Influences extérieures coexistant avec une tradition intouchée, immuable, voilà un exact portrait de Kurosawa et une bonne description de son art.” (F. Ramasse, Positif, octobre 1980, sur Kagemusha)
à l'occasion de la rétrospective Akira Kurosawa du 24 août au 20 septembre 2010