Rencontre avec Tsaï Ming Liang à l'occasion de la présentation de son dernier film au Festival des 3 Continents 2003.
Goodbye, Dragon Inn
Tsaï Ming Liang était présent à Nantes en novembre dernier pour présenter Bu san - Goodbye, Dragon Inn, l'un des rares films captivants de la sélection du Festival des Trois Continents édition 2003, dont il est sorti récompensé du Prix de la Mise en scène.
Manifeste esthétique radical, apologie d'une cinéphilie attentive voire vigilante, Goodbye, Dragon Inn décrit, le temps d'une séance -la dernière d'un cinéma de quartier-, les interactions dans et hors de la salle. Champs et hors-champs d'un espace presque vide dans lequel se côtoient homosexuels en quête de partenaire et mangeurs de pop-corn, spectateur / acteur spectral et japonais mystique, ouvreuse infirme et projectionniste gourmand. Face à eux, avant de tomber en désuétude, l'écran illumine leurs visages d'un somptueux classique du wu xia pan (film de sabre), Dragon Inn (King Hu, Taïwan, 1966).
Standard du cinéma d'arts martiaux, Dragon Inn développe une intrigue autour d'un eunuque revanchard. Culte du secret, combats au sabre acrobatiques : le film se situe dans la plus pure tradition du cinéma chinois épique. Mais le choix n'est pas anodin, tant il permet, plus qu'une simple mise en abîme, un incessant jeu de correspondances entre ce que les personnages / spectateurs voient et ce que nous les voyons regarder. Tsaï Ming Liang occulte la nette séparation initiale entre la fiction (Bu san) et la représentation de la fiction (Dragon Inn) pour instaurer un trouble : l'ouvreuse et une habile guerrière impériale sont mêlées par un montage saccadé, tandis que le guerrier vu dans Dragon Inn a vieilli d'une quarantaine d'années et pleure en assistant à sa prestation. Un seul ne s'y trompe pas, affirmant que le cinéma est hanté.
Initialement, Bu san devait être la moitié de Bu jian - Bu san, long-métrage composé de deux moyens. Le projet a évolué pour donner lieu à deux longs, le second étant donc Bu jian - La disparition, première réalisation de Lee Kang Sheng, interprète principal de Bu san, et acteur fétiche de Tsaï Ming Liang depuis Les rebelles du Dieu Néon (1992). Ce jeu de pistes ne s'arrête pas là : outre la présence sur et face à l'écran de Miao Tien (le père dans La rivière, 1997), l'acteur japonais Mitamura Kyonobu débute ici. Observateur de l'incursion des morts dans le monde des vivants dans Goodbye, Dragon Inn, il est au Japon un cinéphile notoire, systématiquement présent aux projections des films de Tsaï, qui a fini par le repérer et l'engager.
Goodbye, Dragon Inn est un film éprouvant. Les projections au Festival des Trois Continents se sont soldées par des réactions tranchées : fuites ou applaudissements. A mi-chemin d'un film qui n'en finit pas de dérouter par sa constance et sa langueur, la caméra se fige plus longuement : face à une salle pleine, une salle vide. Miroir déformant qui a achevé de scinder les opinions et d'enterrer la demi-mesure dans le jugement. Un peu plus tard, un léger panoramique (décalage d'un rang à un autre) rend le dispositif ozuïen : un mouvement par film.
Goodbye, Dragon Inn ne se pose pourtant jamais comme concept formellement trop démonstratif, mais alimente le discours des détracteurs du cinéma asiatique : les cinéastes japonais, taïwanais et chinois ne sauraient pas couper, à tel point qu'ils alimenteraient une posture devenue caricature. Dans une salle de cinéma, la notion d'action (et du temps nécessaire à sa représentation) semble absoute, et Tsaï filme un regard, un geste anodin, un énervement, la montée d'un escalier par une infirme, la combustion d'une cigarette. Le temps de Bu san n'est pas celui de Dragon Inn, ni le nôtre, mais celui des évènements vécus par les personnages qui, eux-mêmes vivent, sous notre regard, par procuration.
Au cours de l'entretien qu'il nous a accordé, Tsaï Ming Liang est apparu alarmiste mais serein. Goodbye, Dragon Inn lui a permis de développer un discours sur la situation mondiale du cinéma et l'écrasante domination quantitative du cinéma américain, également sur la cinéphilie, ses formes actuelles et les modalités de résistance qu'elles peuvent générer. L'alternative est, selon le cinéaste taïwanais, la direction indispensable face à une hégémonie en passe de devenir monopole : s'écarter de la simple nostalgie béate pour ré-envisager ce qu'est une image, repenser les notions de création et de diffusion, réintégrer le public à une réflexion sur la nécessité d'une diversité cinématographique.
Alors que son nouveau film est en tournage, Tsaï Ming Liang a annoncé, à l'issue des projections de Goodbye, Dragon Inn, son désir d'arrêter le cinéma. Appel à la réaction et expression d'une lassitude à lutter sur laquelle nous avons entamé la discussion.
"Ce que j'ai dit est l'aboutissement d'une réflexion que je mène depuis un moment, des questionnements par rapport au positionnement d'un cinéaste d'un cinéma dit d'auteur, dans cette nouvelle ère économique. Le mal actuel est aussi celui des peintres, des romanciers, ou des musiciens, qui peuvent malgré tout continuer à faire ce travail, alors que pour un cinéma d'auteur, on a l'impression que par rapport à la complication, par rapport à l'ensemble des systèmes contrôlés par un certain type de cinéma, la place du cinéma d'auteur est quasiment en train de disparaître. Depuis dix ans, on a le sentiment, de plus en plus, que le cinéma est aux mains de vendeurs, qui orientent un vaste marché. Que ce soit au niveau du public, que ce soit dans les différents festivals, on a une tendance, de plus en plus, à accepter et à faire des compromis avec le cinéma hollywoodien : le public avec la fréquentation des films, le marché, géré par des vendeurs qui apprennent à faire tel type de cinéma, qui se disent qu'il faut que le cinéma soit plus ouvert, plus négociable, qu'il faut trouver des points de vente, les festivals, où on invite souvent des grandes stars, sur lesquelles les médias se focalisent, pour attirer des investisseurs et du public. C'est-à-dire que cette mondialisation du cinéma américain crée un environnement face auquel un cinéaste ne peut pas lutter seul, et c'est pour ça que la question essentielle, c'est : en tant que cinéaste auteur, en tant que défenseur d'un certain type de cinéma, qui a son caractère propre, lié à une culture, lié à un lieu, comment subsister dans ce contexte ?
Ne serait-il pas possible de travailler en commun ? Si on prend l'exemple du cinéma américain, il y a le cinéma hollywoodien, mais il y a aussi, en marge, des cinéastes comme Gus Van Sant, Larry Clark, Harmony Korine, des gens qui travaillent ensemble. A Taïwan, il semble que Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang, vous et d'autres partagent une vision du cinéma convergente. Pourquoi ne pas en mettre en place des moyens de production, des circuits de distribution indépendants des pressions du marché ?
Oui, effectivement, c'est quelque chose qu'il est absolument nécessaire de faire actuellement, c'est-à-dire de passer à l'action. Récemment, lorsque j'étais au Japon, j'ai rencontré un réalisateur japonais, et nous nous disions que tout le monde est au courant de ces choses-là, partout dans le monde. Simplement, on ne le dit pas, on essaye de les contourner, de trouver des solutions de compromis. En réalité, il faut absolument qu'on passe à l'action pour dire " Stop ! C'est bon, on a compris votre système, ça fait longtemps qu'on a compris ", et ainsi de sortir de ce type de cinéma.
Face à ce que vous exprimez visiblement comme des regrets, votre film est-il un film nostalgique ? Est-ce un manifeste ?
Effectivement, à la première vision, la plus apparente, ça semble être un film sur la nostalgie. Mais en réalité, ce n'est pas tout à fait ça, c'est plutôt un film sur la situation actuelle dans laquelle je me retrouve. Particulièrement en Asie, avec les changements tous azimuts -de la société, de la consommation à outrance-, on ne cesse de renouveler les produits -comme les portables, qu'on peut changer tous les mois, ou les ordinateurs-. Il y a ce changement permanent qui fait que les gens n'ont plus de sentiment ou d'attachement à un objet ou à un événement. C'est-à-dire que dès que quelque chose sort, on se rue dessus, c'est une façon de consommer, d'entretenir une logique de consommation. Les gens deviennent donc plus froids envers les choses qui les environnent, leur cerveau fonctionne au ralenti, il n'y a plus ce réel contact, que ce soit physique ou sentimental, avec les gens ou les objets environnants. Il en est de même avec le cinéma, avec les productions en masse, les films en masse, on change sans arrêt les acteurs, les stars ou les idoles, on passe très vite à autre chose. Donc, pour moi, effectivement le film semble nostalgique, mais si je continue à vivre avec les films classiques, avec une musique datée, ce n'est pas parce que ce sont des choses du passé, ça n'a pas d'importance, mais parce qu'elles existent toujours, et j'ai un attachement envers ce type de cinéma, envers cette musique que j'écoute encore et encore aujourd'hui, et qui paraît, au regard de cette logique de consommation, être obsolète.
Le sujet de votre film arrive comme une coïncidence malheureuse, puisque aujourd'hui même, à Nantes, ferme un cinéma historique, dans lequel on pouvait voir de vieux films, alors que dans le même temps, deux multiplexes ouvrent. Tout ça a forcément des incidences sur la façon de voir le cinéma, sur la cinéphilie. Pouvez-vous nous parler des formes de cinéphilie qui existent à Taïwan ?
Il y a un public cinéphile à Taïwan, puisque ça fait vingt-cinq ans que la Golden House organise un festival, chaque année à Taipei, qui propose beaucoup de films très différents, des films européens, etc. Mais ce qui est curieux, c'est qu'on peut constater, quand même, que le public de Taïwan ne va plus voir le cinéma de Taïwan. Ces cinéphilies sont de plus en plus restreintes. Beaucoup d'étudiants vont voir les films venant de l'extérieur, par curiosité, mais une fois entrés dans le marché du travail, ils ont très peu de temps pour aller au cinéma. La nouvelle génération, très imprégnée du cinéma américain qui arrive en puissance, qui a un réseau de distribution tellement puissant, se retrouve confrontée de fait à l'impossibilité de voir autre chose. Le gouvernement de Taïwan n'a pas pu négocier à l'Organisation Mondiale du Commerce pour imposer certains types de quotas, c'est-à-dire que leur politique était plutôt celle d'un marché ouvert, puisqu'ils sont aussi très influencés par les Américains. Le prétexte était ainsi celui d'un marché ouvert, d'une relative liberté, où chacun fait ce qu'il veut, mais du coup, on a justement cette domination par réseaux de distribution puissants, qui fait que le cinéma local est quasiment inexistant. Les jeunes générations de spectateurs sont peu à peu entrées dans ce système-là, de lavage de cerveau, et pour elles, il n'y a qu'un cinéma existant, le cinéma américain. A l'heure actuelle, depuis deux ans, il y a beaucoup de changements encourageants, notamment l'ouverture d'une salle par Hou Hsiao Hsien, avec l'aide du gouvernement. Même si elle compte très peu de places, on peut y voir des films européens, ou d'autres films de cinéastes locaux, ce qui permet d'ouvrir une fenêtre sur les possibilités de diffusion. De même, les archives des films ont été créées, dans les Cinémathèques ; avant, il n'existait qu'une Cinémathèque, réservée à certains milieux, mais il y a depuis peu un nouvel espace d'archives, dans le Sud, qui est beaucoup plus ouvert au public, qui permet un travail sur la cinéphilie, sur les relations entretenues entre le cinéma et le public. Moi-même, concernant la distribution de mes propres films, j'ai décidé de procéder autrement ; dans un premier temps, une diffusion dans les universités, pour que le cinéma aille vers le jeune public, qui va essayer de comprendre ou d'apprendre qu'il existe un autre type de cinéma, et puis dans un second temps, de faire comme le cheval de Troie, c'est-à-dire entrer dans les salles des multiplexes pour que le public se rende compte qu'on peut y voir un autre type de cinéma.
On retrouve à peu près la même problématique en France, où l'industrie du cinéma est forte mais essaye de copier le cinéma américain, voire le pire de ce cinéma, notamment sous l'impulsion de Luc Besson. Et notamment à cause de la chute de Canal +, il est de plus en plus difficile de produire des projets alternatifs. Or, dans la compétition, cette année, on a pu voir un certain nombre de films kazakhes, argentins, pakistanais, etc., visiblement calibrés pour un certain public européen. Votre film est marqué par quelques partis pris radicaux ; or, entrer dans les multiplexes ne contient-il pas le danger de compromettre votre cinéma, de le calibrer ?
Non, pas du tout, il n'y aura pas de compromission. Simplement, il faut réfléchir d'une autre façon. Pour nous, ce qui est essentiel, c'est de retrouver le public, ce public qui a perdu le contact avec ce cinéma. Et puisque le public aujourd'hui va dans ces multiplexes, puisque c'est ce qu'on leur propose, alors il faut lui faire comprendre qu'il peut voir dans ces lieux un autre type de cinéma, et qu'il puisse l'apprécier dans les meilleures conditions, que ce soit au niveau du son, de l'image, de tous les équipements. Ce que veulent les directeurs de salles, c'est qu'il y ait des entrées, et de maintenir les films dans les salles ; alors à partir du moment où il y a du public, ça les intéresse aussi de diffuser ce type de cinéma. Souvent, ça m'arrive d'organiser des conférences-débats dans ce genre de cinéma, et de critiquer ouvertement le cinéma américain devant le public, alors que le directeur écoute derrière moi. L'essentiel est de faire passer ce message, de façon à ce qu'au moment où il entre dans les multiplexes, le public voit qu'il y a aussi un autre type de films pour lesquels il peut également acheter des billets. D'autre part, aujourd'hui, la vente de billets ne se fait pas uniquement dans les guichets, elle peut venir de la part des cinéastes… je suis peut-être le seul cinéaste au monde à vendre des billets dans la rue, mais en tant que cinéaste actuel, je ne dois pas me contenter de me dire que je suis un réalisateur, derrière mon fauteuil, comme un supérieur. Non, il faut être dans l'esprit des troupes de théâtre à l'ancienne, aller à la rencontre des publics, savoir qu'ils ont envie de ce contact. En tant que cinéaste, je ne fais pas qu'un film, je fais une œuvre que j'ai envie de montrer. On doit réfléchir à cette notion, pour savoir comment retrouver le public. Peu à peu, et on peut le remarquer un peu partout, à Nantes ou à Taipei, on se rend compte qu'il ne reste plus que les multiplexes. Certes, il s'agit peut-être d'une logique politique et économique, mais le rôle du distributeur est central. C'est-à-dire que malgré le contexte dans lequel on se trouve, il faut se demander comment va pouvoir fonctionner différemment un distributeur, pour se défendre, pour pouvoir assurer le maintien d'au moins une salle pour pouvoir diffuser ce type de cinéma difficile, parmi les autres films, dans les multiplexes. Il s'agit d'un travail à faire à tous les niveaux, des politiques aux cinéphiles, mais le distributeur doit oser prendre des risques, pour défendre ce cinéma. Or, on peut constater aujourd'hui, dans différents pays, que les distributeurs ont peur, qu'ils sont frileux ; ils ont aussi envie de gagner de l'argent, donc d'entrer dans un certain système. Ils ne prennent donc plus de risques, ils changent leur fusil d'épaule pour sortir ces films plutôt faciles à travailler.
Pouvez-vous nous parler du titre de votre film ? Le titre anglais du film -Goodbye, Dragon Inn- est-il la traduction littérale du titre original -Bu san-?
Le titre original n'a rien à voir avec le titre anglais, car la traduction de " bu san " peut paraître trop abstraite en français ou en anglais. Le projet initial était un long-métrage composé de deux moyens-métrages, l'un s'appelant Bu jian - The missing, et l'autre Bu san. " Bu jian " signifie " la disparition ", et " bu san ", en chinois, signifie " ne pas se disperser, ne pas se dissiper ", une séance de cinéma qui ne se termine jamais, où le public ne se disperse jamais. Or, par rapport au projet initial, l'association Bu jian - Bu san constitue un proverbe chinois, utilisé pour les rendez-vous, et qui veut dire " On s'attend jusqu'à ce qu'on rencontre, qu'on se voit ". Il y a donc une double signification, et c'est pourquoi les deux expressions de ce proverbe peuvent être dissociées. Ces deux moyens métrages sont finalement devenus deux longs métrages, et chacun a gardé son titre original, pour composer dans l'ensemble une signification particulière. Le titre anglais, Goodbye, Dragon Inn renvoie à la fin d'une époque, au souvenir d'un certain type de cinéma, mais aussi à l'envie de revoir, ce qui est particulièrement visible en français, " au revoir ", voir à nouveau ce type de cinéma. Certes, c'est donc nostalgique, mais aussi porteur d'espoir.
Pourquoi avoir choisi le film Dragon Inn ; pour le jeu qu'il permet entre ce qui se passe sur l'écran dans le film et les personnages du vôtre, ou parce qu'il a une résonance particulière, que ce soit pour vous ou à Taïwan ?
Au départ, lorsque j'ai réfléchi à la façon de travailler sur ce film, comme dans mon précédent film, Et là-bas, quelle heure est-il ?, le père, incarné par Miao Tien, était mort, et comme c'est un acteur avec lequel je travaille depuis toujours, l'idée était qu'il revienne dans ce film, en fantôme qui apparaît dans cette salle. Donc, choisir un film revenait à choisir son premier film en tant qu'acteur, et il s'agit de Dragon Inn. Mais si j'ai choisi Dragon Inn, c'est aussi car il y a d'autres significations, d'autres sens. Je l'ai vu à onze ans, et je l'avais à l'époque beaucoup apprécié, parmi d'autres films du même genre, des films de sabre. C'est aussi l'un des summums du genre. C'est un film qui m'évoque beaucoup de souvenirs, qui m'a marqué, alors que je vais régulièrement au cinéma depuis l'âge de trois ans.
J'ai trouvé que le film montrait à quel point il était plaisant, pour un cinéphile, de voir des cinéphiles en train de voir un film. A tel point que Dragon Inn m'a incité, pendant la projection, à me retourner pour regarder le public, et on pouvait voir une grande variété de réactions : les gens intrigués, les gens ennuyés, les gens passionnés… Et ce fameux plan, très long, sur une salle de cinéma vide, a fini de diviser : les gens ont fui ou applaudi. Vous envisagiez des réactions comme celles-là ?
A chaque fois que je fais un plan, je ne pense jamais aux réactions du public, parce que c'est pour moi le moyen d'avoir la conversation la plus sincère avec ce que je filme. Mais une fois dans la salle de montage, mon monteur m'a demandé si je ne voulais pas raccourcir un peu ce plan, idem pour la projection que j'avais organisée pour mes amis, qui m'ont donné le même conseil. Effectivement, c'est un conseil difficile à entendre, parce que ce que je voulais garder, c'était le sentiment le plus sincère, ce que j'avais éprouvé pendant le tournage. C'était contrôlé par le sentiment plus que par le raisonnement ou quelque chose de plus logique, c'est quelque chose qui venait du fond de moi, que j'avais envie de garder. La question était donc de savoir si je devais m'habituer aux habitudes du public, ou rester fidèle à ce que je ressens, pour pouvoir le montrer. Pour moi, être sincère, c'est être fidèle à soi-même, ne pas s'adapter aux habitudes. Effectivement, beaucoup de cinéastes essayent de s'adapter au contexte ou aux habitudes du public, mais si je fais cela, est-ce que je ne fais pas du cinéma uniquement par rapport aux autres ? Mais je sais très bien qu'en fin de compte, je dois être face au public, et regarder ce film avec lui, pour voir la réaction pendant la projection. Je dois pouvoir faire face à cette situation. Effectivement, comme pour toute chose, il y a certains qui apprécient, d'autres qui n'aiment pas, et pour ce plan, certains applaudissent et d'autres partent ; pour moi, l'important, c'est plutôt celui qui applaudit, qui a compris ce que je voulais faire, qui a pu sentir les choses que je voulais faire traverser. Je ne peux pas vraiment faire attention à celui qui fait des huées sur ce genre de plan, parce que je sais ce qu'il attend de moi, mais je ne peux pas forcément lui donner. La plupart des gens attendent ce qu'on leur donne et sont habitués à un certain type de choses, et automatiquement, dès qu'il s'agit d'une chose inhabituelle, leur porte se ferme. Mais on ne peut pas dire que c'est de leur faute, car ils sont tellement accoutumés à ce système, à recevoir, à être passifs, que la moindre chose inhabituelle les ferme, et les ferme envers eux-mêmes. Cependant, dans ce public, certains ont compris qu'il peut exister quelque chose de différent, et pour moi, c'est ça qui est primordial.
On retrouve dans Goodbye, Dragon Inn un élément récurrent de votre filmographie : les personnages sont très proches, communiquent en quelque sorte, mais ne se touchent jamais, ou rarement. Par exemple, l'ouvreuse qui apporte une petite brioche au projectionniste, dans les mains duquel elle va finir, sans qu'ils ne se soient rencontrés. Dans La dernière danse, le seul contact se situe à la fin du film, lorsque la main descend du plafond, et initie la danse. Vous accordez une grande place à ce paradoxe : une communication -relative- de laquelle est absent le contact physique.
Ca, c'est plutôt une certaine façon, en Asie, d'exprimer son amour, qui est d'une certaine époque, qui existe encore actuellement. C'est-à-dire qu'on exprime toujours son amour d'une façon plus pudique, plus intellectuelle. Il y a aussi, associée à celle d'amour, la notion de sacrifice pour l'autre, qui n'existe plus actuellement. C'est quelque chose qui est proprement asiatique. Par rapport à ce que j'ai vécu, ou à ce que j'ai entendu, c'est souvent un amour platonique, parce que ce qu'on attend, c'est de l'amour, et pas autre chose. On peut avoir le temps pour ces choses-là, pour développer un amour purement intellectuel. C'est différent actuellement. Dans les anciennes chansons d'amour, ça se traduit par " Je t'aime, je t'aime ", qui est une expression très directe, alors qu'en réalité, l'amour est pudique, réservé, sans qu'on puisse le dire, ça se traduit seulement dans les chansons. Dans les chansons pop actuelles, on entend " Je n'ai pas besoin de toi " ; ça traduit bien la consommation, le changement rapide, du jour au lendemain ; " Je n'ai pas besoin de toi… car je peux avoir d'autres personnes ". Je vis dans le souvenir de cette forme d'amour, qui me semble plus sincère, plus vrai, qui va vers un véritable besoin de l'autre.
Goodbye, Dragon Inn offre une perspective passionnante, puisqu'il nous permet de regarder des spectateurs en train de regarder un film projeté, que nous pouvons nous-mêmes regarder. Mais ce qui a sans doute divisé -les sorties de certains spectateurs, les applaudissements des autres-, c'est la radicalité formelle du film : les plans très longs et la quasi-absence de mouvements de caméra, notamment. A la sortie de la salle, on pouvait piocher dans certaines conversations des comparaisons avec l'art vidéo ou le cinéma expérimental. Comment accueillez-vous ces rapprochements ? Une telle radicalité est-elle par ailleurs une forme de résistance au cinéma hollywoodien standardisé ?
Lorsque j'envisage mes films, ce n'est pas délibérément orienté à l'encontre ou dans le sens d'un certain type de cinéma, mais plutôt axé sur la recherche de ce qui leur est propre. Pour moi, l'important, c'est de dire qu'on a perdu l'habitude de voir une image. Une image se crée par complicité : prendre le temps de l'apprécier, à chaque instant, pour ne pas entrer dans une consommation incessante d'une grande quantité d'images. Par rapport à mes propos à l'encontre du cinéma américain, plus qu'une critique, il s'agit plutôt d'une façon de voir la société, ses changements, ses évolutions, mais qui ne se traduit pas nécessairement dans mes œuvres. Pour moi, l'essence d'une création doit être la fidélité à un sentiment de sincérité, à travers un regard sur certaines choses. Je veux laisser les gens s'imprégner de cet espace qu'est la salle de cinéma, les laisser observer, prendre leur temps, regarder chaque coin de la salle, en faire un lieu familier et non ancré dans le passé. D'un point de vue plus global, on ne peut pas ne pas voir ce qui se passe autour de nous, ne pas constater, ne pas trouver de mode d'action, qui ne se traduise d'ailleurs pas uniquement dans le domaine artistique, mais aussi dans le domaine social. La mondialisation que tout le monde constate n'est pas une mondialisation pour la paix, elle profite uniquement à certains marchands qui s'enrichissent davantage. Récemment, à Taipei, une association organisait une projection massive de Matrix Revolutions, et cherchait un cinéaste pour parler du film. Elle m'a demandé, en pensant que j'allais refuser. J'y suis finalement allé. Dans la salle, certains pleuraient, étaient très émus. Quand ils m'ont demandé mon avis, j'ai dit que, peu à peu, notre monde allait devenir comme Matrix, une sorte de machine avec des pensées uniques, une seule façon de voir, c'est tout à fait ce que le film traduit d'un monde futur. Mais aussi, si aujourd'hui vous êtes émus par cette histoire d'amour, de sacrifice, de combat, c'est que le cinéma américain nous implique dans la désignation d'un ennemi commun, et d'une cause commune : l'amour du combat. C'est complètement faux, la notion de sacrifice est mal orientée. Dans le temps, le combat contre les Indiens servaient de cause au patriotisme. Ils veulent que l'on raisonne comme eux, et que l'on perde ainsi nos propres valeurs. Le public est entré dans ce système d'émotions fabriquées. Ce type de cinéma procède à un lavage de cerveaux, intègre la complicité du public, pour que le pensée articulée autour du patriotisme, développée aux Etats-Unis, s'étende et soit calquée partout dans le monde. "
Propos recueillis par Nicolas Thevenin et Dany Morel,
et traduits du chinois par Vincent Wang.
Décembre 2003
Manifeste esthétique radical, apologie d'une cinéphilie attentive voire vigilante, Goodbye, Dragon Inn décrit, le temps d'une séance -la dernière d'un cinéma de quartier-, les interactions dans et hors de la salle. Champs et hors-champs d'un espace presque vide dans lequel se côtoient homosexuels en quête de partenaire et mangeurs de pop-corn, spectateur / acteur spectral et japonais mystique, ouvreuse infirme et projectionniste gourmand. Face à eux, avant de tomber en désuétude, l'écran illumine leurs visages d'un somptueux classique du wu xia pan (film de sabre), Dragon Inn (King Hu, Taïwan, 1966).
Standard du cinéma d'arts martiaux, Dragon Inn développe une intrigue autour d'un eunuque revanchard. Culte du secret, combats au sabre acrobatiques : le film se situe dans la plus pure tradition du cinéma chinois épique. Mais le choix n'est pas anodin, tant il permet, plus qu'une simple mise en abîme, un incessant jeu de correspondances entre ce que les personnages / spectateurs voient et ce que nous les voyons regarder. Tsaï Ming Liang occulte la nette séparation initiale entre la fiction (Bu san) et la représentation de la fiction (Dragon Inn) pour instaurer un trouble : l'ouvreuse et une habile guerrière impériale sont mêlées par un montage saccadé, tandis que le guerrier vu dans Dragon Inn a vieilli d'une quarantaine d'années et pleure en assistant à sa prestation. Un seul ne s'y trompe pas, affirmant que le cinéma est hanté.
Initialement, Bu san devait être la moitié de Bu jian - Bu san, long-métrage composé de deux moyens. Le projet a évolué pour donner lieu à deux longs, le second étant donc Bu jian - La disparition, première réalisation de Lee Kang Sheng, interprète principal de Bu san, et acteur fétiche de Tsaï Ming Liang depuis Les rebelles du Dieu Néon (1992). Ce jeu de pistes ne s'arrête pas là : outre la présence sur et face à l'écran de Miao Tien (le père dans La rivière, 1997), l'acteur japonais Mitamura Kyonobu débute ici. Observateur de l'incursion des morts dans le monde des vivants dans Goodbye, Dragon Inn, il est au Japon un cinéphile notoire, systématiquement présent aux projections des films de Tsaï, qui a fini par le repérer et l'engager.
Goodbye, Dragon Inn est un film éprouvant. Les projections au Festival des Trois Continents se sont soldées par des réactions tranchées : fuites ou applaudissements. A mi-chemin d'un film qui n'en finit pas de dérouter par sa constance et sa langueur, la caméra se fige plus longuement : face à une salle pleine, une salle vide. Miroir déformant qui a achevé de scinder les opinions et d'enterrer la demi-mesure dans le jugement. Un peu plus tard, un léger panoramique (décalage d'un rang à un autre) rend le dispositif ozuïen : un mouvement par film.
Goodbye, Dragon Inn ne se pose pourtant jamais comme concept formellement trop démonstratif, mais alimente le discours des détracteurs du cinéma asiatique : les cinéastes japonais, taïwanais et chinois ne sauraient pas couper, à tel point qu'ils alimenteraient une posture devenue caricature. Dans une salle de cinéma, la notion d'action (et du temps nécessaire à sa représentation) semble absoute, et Tsaï filme un regard, un geste anodin, un énervement, la montée d'un escalier par une infirme, la combustion d'une cigarette. Le temps de Bu san n'est pas celui de Dragon Inn, ni le nôtre, mais celui des évènements vécus par les personnages qui, eux-mêmes vivent, sous notre regard, par procuration.
Au cours de l'entretien qu'il nous a accordé, Tsaï Ming Liang est apparu alarmiste mais serein. Goodbye, Dragon Inn lui a permis de développer un discours sur la situation mondiale du cinéma et l'écrasante domination quantitative du cinéma américain, également sur la cinéphilie, ses formes actuelles et les modalités de résistance qu'elles peuvent générer. L'alternative est, selon le cinéaste taïwanais, la direction indispensable face à une hégémonie en passe de devenir monopole : s'écarter de la simple nostalgie béate pour ré-envisager ce qu'est une image, repenser les notions de création et de diffusion, réintégrer le public à une réflexion sur la nécessité d'une diversité cinématographique.
Alors que son nouveau film est en tournage, Tsaï Ming Liang a annoncé, à l'issue des projections de Goodbye, Dragon Inn, son désir d'arrêter le cinéma. Appel à la réaction et expression d'une lassitude à lutter sur laquelle nous avons entamé la discussion.
"Ce que j'ai dit est l'aboutissement d'une réflexion que je mène depuis un moment, des questionnements par rapport au positionnement d'un cinéaste d'un cinéma dit d'auteur, dans cette nouvelle ère économique. Le mal actuel est aussi celui des peintres, des romanciers, ou des musiciens, qui peuvent malgré tout continuer à faire ce travail, alors que pour un cinéma d'auteur, on a l'impression que par rapport à la complication, par rapport à l'ensemble des systèmes contrôlés par un certain type de cinéma, la place du cinéma d'auteur est quasiment en train de disparaître. Depuis dix ans, on a le sentiment, de plus en plus, que le cinéma est aux mains de vendeurs, qui orientent un vaste marché. Que ce soit au niveau du public, que ce soit dans les différents festivals, on a une tendance, de plus en plus, à accepter et à faire des compromis avec le cinéma hollywoodien : le public avec la fréquentation des films, le marché, géré par des vendeurs qui apprennent à faire tel type de cinéma, qui se disent qu'il faut que le cinéma soit plus ouvert, plus négociable, qu'il faut trouver des points de vente, les festivals, où on invite souvent des grandes stars, sur lesquelles les médias se focalisent, pour attirer des investisseurs et du public. C'est-à-dire que cette mondialisation du cinéma américain crée un environnement face auquel un cinéaste ne peut pas lutter seul, et c'est pour ça que la question essentielle, c'est : en tant que cinéaste auteur, en tant que défenseur d'un certain type de cinéma, qui a son caractère propre, lié à une culture, lié à un lieu, comment subsister dans ce contexte ?
Ne serait-il pas possible de travailler en commun ? Si on prend l'exemple du cinéma américain, il y a le cinéma hollywoodien, mais il y a aussi, en marge, des cinéastes comme Gus Van Sant, Larry Clark, Harmony Korine, des gens qui travaillent ensemble. A Taïwan, il semble que Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang, vous et d'autres partagent une vision du cinéma convergente. Pourquoi ne pas en mettre en place des moyens de production, des circuits de distribution indépendants des pressions du marché ?
Oui, effectivement, c'est quelque chose qu'il est absolument nécessaire de faire actuellement, c'est-à-dire de passer à l'action. Récemment, lorsque j'étais au Japon, j'ai rencontré un réalisateur japonais, et nous nous disions que tout le monde est au courant de ces choses-là, partout dans le monde. Simplement, on ne le dit pas, on essaye de les contourner, de trouver des solutions de compromis. En réalité, il faut absolument qu'on passe à l'action pour dire " Stop ! C'est bon, on a compris votre système, ça fait longtemps qu'on a compris ", et ainsi de sortir de ce type de cinéma.
Face à ce que vous exprimez visiblement comme des regrets, votre film est-il un film nostalgique ? Est-ce un manifeste ?
Effectivement, à la première vision, la plus apparente, ça semble être un film sur la nostalgie. Mais en réalité, ce n'est pas tout à fait ça, c'est plutôt un film sur la situation actuelle dans laquelle je me retrouve. Particulièrement en Asie, avec les changements tous azimuts -de la société, de la consommation à outrance-, on ne cesse de renouveler les produits -comme les portables, qu'on peut changer tous les mois, ou les ordinateurs-. Il y a ce changement permanent qui fait que les gens n'ont plus de sentiment ou d'attachement à un objet ou à un événement. C'est-à-dire que dès que quelque chose sort, on se rue dessus, c'est une façon de consommer, d'entretenir une logique de consommation. Les gens deviennent donc plus froids envers les choses qui les environnent, leur cerveau fonctionne au ralenti, il n'y a plus ce réel contact, que ce soit physique ou sentimental, avec les gens ou les objets environnants. Il en est de même avec le cinéma, avec les productions en masse, les films en masse, on change sans arrêt les acteurs, les stars ou les idoles, on passe très vite à autre chose. Donc, pour moi, effectivement le film semble nostalgique, mais si je continue à vivre avec les films classiques, avec une musique datée, ce n'est pas parce que ce sont des choses du passé, ça n'a pas d'importance, mais parce qu'elles existent toujours, et j'ai un attachement envers ce type de cinéma, envers cette musique que j'écoute encore et encore aujourd'hui, et qui paraît, au regard de cette logique de consommation, être obsolète.
Le sujet de votre film arrive comme une coïncidence malheureuse, puisque aujourd'hui même, à Nantes, ferme un cinéma historique, dans lequel on pouvait voir de vieux films, alors que dans le même temps, deux multiplexes ouvrent. Tout ça a forcément des incidences sur la façon de voir le cinéma, sur la cinéphilie. Pouvez-vous nous parler des formes de cinéphilie qui existent à Taïwan ?
Il y a un public cinéphile à Taïwan, puisque ça fait vingt-cinq ans que la Golden House organise un festival, chaque année à Taipei, qui propose beaucoup de films très différents, des films européens, etc. Mais ce qui est curieux, c'est qu'on peut constater, quand même, que le public de Taïwan ne va plus voir le cinéma de Taïwan. Ces cinéphilies sont de plus en plus restreintes. Beaucoup d'étudiants vont voir les films venant de l'extérieur, par curiosité, mais une fois entrés dans le marché du travail, ils ont très peu de temps pour aller au cinéma. La nouvelle génération, très imprégnée du cinéma américain qui arrive en puissance, qui a un réseau de distribution tellement puissant, se retrouve confrontée de fait à l'impossibilité de voir autre chose. Le gouvernement de Taïwan n'a pas pu négocier à l'Organisation Mondiale du Commerce pour imposer certains types de quotas, c'est-à-dire que leur politique était plutôt celle d'un marché ouvert, puisqu'ils sont aussi très influencés par les Américains. Le prétexte était ainsi celui d'un marché ouvert, d'une relative liberté, où chacun fait ce qu'il veut, mais du coup, on a justement cette domination par réseaux de distribution puissants, qui fait que le cinéma local est quasiment inexistant. Les jeunes générations de spectateurs sont peu à peu entrées dans ce système-là, de lavage de cerveau, et pour elles, il n'y a qu'un cinéma existant, le cinéma américain. A l'heure actuelle, depuis deux ans, il y a beaucoup de changements encourageants, notamment l'ouverture d'une salle par Hou Hsiao Hsien, avec l'aide du gouvernement. Même si elle compte très peu de places, on peut y voir des films européens, ou d'autres films de cinéastes locaux, ce qui permet d'ouvrir une fenêtre sur les possibilités de diffusion. De même, les archives des films ont été créées, dans les Cinémathèques ; avant, il n'existait qu'une Cinémathèque, réservée à certains milieux, mais il y a depuis peu un nouvel espace d'archives, dans le Sud, qui est beaucoup plus ouvert au public, qui permet un travail sur la cinéphilie, sur les relations entretenues entre le cinéma et le public. Moi-même, concernant la distribution de mes propres films, j'ai décidé de procéder autrement ; dans un premier temps, une diffusion dans les universités, pour que le cinéma aille vers le jeune public, qui va essayer de comprendre ou d'apprendre qu'il existe un autre type de cinéma, et puis dans un second temps, de faire comme le cheval de Troie, c'est-à-dire entrer dans les salles des multiplexes pour que le public se rende compte qu'on peut y voir un autre type de cinéma.
On retrouve à peu près la même problématique en France, où l'industrie du cinéma est forte mais essaye de copier le cinéma américain, voire le pire de ce cinéma, notamment sous l'impulsion de Luc Besson. Et notamment à cause de la chute de Canal +, il est de plus en plus difficile de produire des projets alternatifs. Or, dans la compétition, cette année, on a pu voir un certain nombre de films kazakhes, argentins, pakistanais, etc., visiblement calibrés pour un certain public européen. Votre film est marqué par quelques partis pris radicaux ; or, entrer dans les multiplexes ne contient-il pas le danger de compromettre votre cinéma, de le calibrer ?
Non, pas du tout, il n'y aura pas de compromission. Simplement, il faut réfléchir d'une autre façon. Pour nous, ce qui est essentiel, c'est de retrouver le public, ce public qui a perdu le contact avec ce cinéma. Et puisque le public aujourd'hui va dans ces multiplexes, puisque c'est ce qu'on leur propose, alors il faut lui faire comprendre qu'il peut voir dans ces lieux un autre type de cinéma, et qu'il puisse l'apprécier dans les meilleures conditions, que ce soit au niveau du son, de l'image, de tous les équipements. Ce que veulent les directeurs de salles, c'est qu'il y ait des entrées, et de maintenir les films dans les salles ; alors à partir du moment où il y a du public, ça les intéresse aussi de diffuser ce type de cinéma. Souvent, ça m'arrive d'organiser des conférences-débats dans ce genre de cinéma, et de critiquer ouvertement le cinéma américain devant le public, alors que le directeur écoute derrière moi. L'essentiel est de faire passer ce message, de façon à ce qu'au moment où il entre dans les multiplexes, le public voit qu'il y a aussi un autre type de films pour lesquels il peut également acheter des billets. D'autre part, aujourd'hui, la vente de billets ne se fait pas uniquement dans les guichets, elle peut venir de la part des cinéastes… je suis peut-être le seul cinéaste au monde à vendre des billets dans la rue, mais en tant que cinéaste actuel, je ne dois pas me contenter de me dire que je suis un réalisateur, derrière mon fauteuil, comme un supérieur. Non, il faut être dans l'esprit des troupes de théâtre à l'ancienne, aller à la rencontre des publics, savoir qu'ils ont envie de ce contact. En tant que cinéaste, je ne fais pas qu'un film, je fais une œuvre que j'ai envie de montrer. On doit réfléchir à cette notion, pour savoir comment retrouver le public. Peu à peu, et on peut le remarquer un peu partout, à Nantes ou à Taipei, on se rend compte qu'il ne reste plus que les multiplexes. Certes, il s'agit peut-être d'une logique politique et économique, mais le rôle du distributeur est central. C'est-à-dire que malgré le contexte dans lequel on se trouve, il faut se demander comment va pouvoir fonctionner différemment un distributeur, pour se défendre, pour pouvoir assurer le maintien d'au moins une salle pour pouvoir diffuser ce type de cinéma difficile, parmi les autres films, dans les multiplexes. Il s'agit d'un travail à faire à tous les niveaux, des politiques aux cinéphiles, mais le distributeur doit oser prendre des risques, pour défendre ce cinéma. Or, on peut constater aujourd'hui, dans différents pays, que les distributeurs ont peur, qu'ils sont frileux ; ils ont aussi envie de gagner de l'argent, donc d'entrer dans un certain système. Ils ne prennent donc plus de risques, ils changent leur fusil d'épaule pour sortir ces films plutôt faciles à travailler.
Pouvez-vous nous parler du titre de votre film ? Le titre anglais du film -Goodbye, Dragon Inn- est-il la traduction littérale du titre original -Bu san-?
Le titre original n'a rien à voir avec le titre anglais, car la traduction de " bu san " peut paraître trop abstraite en français ou en anglais. Le projet initial était un long-métrage composé de deux moyens-métrages, l'un s'appelant Bu jian - The missing, et l'autre Bu san. " Bu jian " signifie " la disparition ", et " bu san ", en chinois, signifie " ne pas se disperser, ne pas se dissiper ", une séance de cinéma qui ne se termine jamais, où le public ne se disperse jamais. Or, par rapport au projet initial, l'association Bu jian - Bu san constitue un proverbe chinois, utilisé pour les rendez-vous, et qui veut dire " On s'attend jusqu'à ce qu'on rencontre, qu'on se voit ". Il y a donc une double signification, et c'est pourquoi les deux expressions de ce proverbe peuvent être dissociées. Ces deux moyens métrages sont finalement devenus deux longs métrages, et chacun a gardé son titre original, pour composer dans l'ensemble une signification particulière. Le titre anglais, Goodbye, Dragon Inn renvoie à la fin d'une époque, au souvenir d'un certain type de cinéma, mais aussi à l'envie de revoir, ce qui est particulièrement visible en français, " au revoir ", voir à nouveau ce type de cinéma. Certes, c'est donc nostalgique, mais aussi porteur d'espoir.
Pourquoi avoir choisi le film Dragon Inn ; pour le jeu qu'il permet entre ce qui se passe sur l'écran dans le film et les personnages du vôtre, ou parce qu'il a une résonance particulière, que ce soit pour vous ou à Taïwan ?
Au départ, lorsque j'ai réfléchi à la façon de travailler sur ce film, comme dans mon précédent film, Et là-bas, quelle heure est-il ?, le père, incarné par Miao Tien, était mort, et comme c'est un acteur avec lequel je travaille depuis toujours, l'idée était qu'il revienne dans ce film, en fantôme qui apparaît dans cette salle. Donc, choisir un film revenait à choisir son premier film en tant qu'acteur, et il s'agit de Dragon Inn. Mais si j'ai choisi Dragon Inn, c'est aussi car il y a d'autres significations, d'autres sens. Je l'ai vu à onze ans, et je l'avais à l'époque beaucoup apprécié, parmi d'autres films du même genre, des films de sabre. C'est aussi l'un des summums du genre. C'est un film qui m'évoque beaucoup de souvenirs, qui m'a marqué, alors que je vais régulièrement au cinéma depuis l'âge de trois ans.
J'ai trouvé que le film montrait à quel point il était plaisant, pour un cinéphile, de voir des cinéphiles en train de voir un film. A tel point que Dragon Inn m'a incité, pendant la projection, à me retourner pour regarder le public, et on pouvait voir une grande variété de réactions : les gens intrigués, les gens ennuyés, les gens passionnés… Et ce fameux plan, très long, sur une salle de cinéma vide, a fini de diviser : les gens ont fui ou applaudi. Vous envisagiez des réactions comme celles-là ?
A chaque fois que je fais un plan, je ne pense jamais aux réactions du public, parce que c'est pour moi le moyen d'avoir la conversation la plus sincère avec ce que je filme. Mais une fois dans la salle de montage, mon monteur m'a demandé si je ne voulais pas raccourcir un peu ce plan, idem pour la projection que j'avais organisée pour mes amis, qui m'ont donné le même conseil. Effectivement, c'est un conseil difficile à entendre, parce que ce que je voulais garder, c'était le sentiment le plus sincère, ce que j'avais éprouvé pendant le tournage. C'était contrôlé par le sentiment plus que par le raisonnement ou quelque chose de plus logique, c'est quelque chose qui venait du fond de moi, que j'avais envie de garder. La question était donc de savoir si je devais m'habituer aux habitudes du public, ou rester fidèle à ce que je ressens, pour pouvoir le montrer. Pour moi, être sincère, c'est être fidèle à soi-même, ne pas s'adapter aux habitudes. Effectivement, beaucoup de cinéastes essayent de s'adapter au contexte ou aux habitudes du public, mais si je fais cela, est-ce que je ne fais pas du cinéma uniquement par rapport aux autres ? Mais je sais très bien qu'en fin de compte, je dois être face au public, et regarder ce film avec lui, pour voir la réaction pendant la projection. Je dois pouvoir faire face à cette situation. Effectivement, comme pour toute chose, il y a certains qui apprécient, d'autres qui n'aiment pas, et pour ce plan, certains applaudissent et d'autres partent ; pour moi, l'important, c'est plutôt celui qui applaudit, qui a compris ce que je voulais faire, qui a pu sentir les choses que je voulais faire traverser. Je ne peux pas vraiment faire attention à celui qui fait des huées sur ce genre de plan, parce que je sais ce qu'il attend de moi, mais je ne peux pas forcément lui donner. La plupart des gens attendent ce qu'on leur donne et sont habitués à un certain type de choses, et automatiquement, dès qu'il s'agit d'une chose inhabituelle, leur porte se ferme. Mais on ne peut pas dire que c'est de leur faute, car ils sont tellement accoutumés à ce système, à recevoir, à être passifs, que la moindre chose inhabituelle les ferme, et les ferme envers eux-mêmes. Cependant, dans ce public, certains ont compris qu'il peut exister quelque chose de différent, et pour moi, c'est ça qui est primordial.
On retrouve dans Goodbye, Dragon Inn un élément récurrent de votre filmographie : les personnages sont très proches, communiquent en quelque sorte, mais ne se touchent jamais, ou rarement. Par exemple, l'ouvreuse qui apporte une petite brioche au projectionniste, dans les mains duquel elle va finir, sans qu'ils ne se soient rencontrés. Dans La dernière danse, le seul contact se situe à la fin du film, lorsque la main descend du plafond, et initie la danse. Vous accordez une grande place à ce paradoxe : une communication -relative- de laquelle est absent le contact physique.
Ca, c'est plutôt une certaine façon, en Asie, d'exprimer son amour, qui est d'une certaine époque, qui existe encore actuellement. C'est-à-dire qu'on exprime toujours son amour d'une façon plus pudique, plus intellectuelle. Il y a aussi, associée à celle d'amour, la notion de sacrifice pour l'autre, qui n'existe plus actuellement. C'est quelque chose qui est proprement asiatique. Par rapport à ce que j'ai vécu, ou à ce que j'ai entendu, c'est souvent un amour platonique, parce que ce qu'on attend, c'est de l'amour, et pas autre chose. On peut avoir le temps pour ces choses-là, pour développer un amour purement intellectuel. C'est différent actuellement. Dans les anciennes chansons d'amour, ça se traduit par " Je t'aime, je t'aime ", qui est une expression très directe, alors qu'en réalité, l'amour est pudique, réservé, sans qu'on puisse le dire, ça se traduit seulement dans les chansons. Dans les chansons pop actuelles, on entend " Je n'ai pas besoin de toi " ; ça traduit bien la consommation, le changement rapide, du jour au lendemain ; " Je n'ai pas besoin de toi… car je peux avoir d'autres personnes ". Je vis dans le souvenir de cette forme d'amour, qui me semble plus sincère, plus vrai, qui va vers un véritable besoin de l'autre.
Goodbye, Dragon Inn offre une perspective passionnante, puisqu'il nous permet de regarder des spectateurs en train de regarder un film projeté, que nous pouvons nous-mêmes regarder. Mais ce qui a sans doute divisé -les sorties de certains spectateurs, les applaudissements des autres-, c'est la radicalité formelle du film : les plans très longs et la quasi-absence de mouvements de caméra, notamment. A la sortie de la salle, on pouvait piocher dans certaines conversations des comparaisons avec l'art vidéo ou le cinéma expérimental. Comment accueillez-vous ces rapprochements ? Une telle radicalité est-elle par ailleurs une forme de résistance au cinéma hollywoodien standardisé ?
Lorsque j'envisage mes films, ce n'est pas délibérément orienté à l'encontre ou dans le sens d'un certain type de cinéma, mais plutôt axé sur la recherche de ce qui leur est propre. Pour moi, l'important, c'est de dire qu'on a perdu l'habitude de voir une image. Une image se crée par complicité : prendre le temps de l'apprécier, à chaque instant, pour ne pas entrer dans une consommation incessante d'une grande quantité d'images. Par rapport à mes propos à l'encontre du cinéma américain, plus qu'une critique, il s'agit plutôt d'une façon de voir la société, ses changements, ses évolutions, mais qui ne se traduit pas nécessairement dans mes œuvres. Pour moi, l'essence d'une création doit être la fidélité à un sentiment de sincérité, à travers un regard sur certaines choses. Je veux laisser les gens s'imprégner de cet espace qu'est la salle de cinéma, les laisser observer, prendre leur temps, regarder chaque coin de la salle, en faire un lieu familier et non ancré dans le passé. D'un point de vue plus global, on ne peut pas ne pas voir ce qui se passe autour de nous, ne pas constater, ne pas trouver de mode d'action, qui ne se traduise d'ailleurs pas uniquement dans le domaine artistique, mais aussi dans le domaine social. La mondialisation que tout le monde constate n'est pas une mondialisation pour la paix, elle profite uniquement à certains marchands qui s'enrichissent davantage. Récemment, à Taipei, une association organisait une projection massive de Matrix Revolutions, et cherchait un cinéaste pour parler du film. Elle m'a demandé, en pensant que j'allais refuser. J'y suis finalement allé. Dans la salle, certains pleuraient, étaient très émus. Quand ils m'ont demandé mon avis, j'ai dit que, peu à peu, notre monde allait devenir comme Matrix, une sorte de machine avec des pensées uniques, une seule façon de voir, c'est tout à fait ce que le film traduit d'un monde futur. Mais aussi, si aujourd'hui vous êtes émus par cette histoire d'amour, de sacrifice, de combat, c'est que le cinéma américain nous implique dans la désignation d'un ennemi commun, et d'une cause commune : l'amour du combat. C'est complètement faux, la notion de sacrifice est mal orientée. Dans le temps, le combat contre les Indiens servaient de cause au patriotisme. Ils veulent que l'on raisonne comme eux, et que l'on perde ainsi nos propres valeurs. Le public est entré dans ce système d'émotions fabriquées. Ce type de cinéma procède à un lavage de cerveaux, intègre la complicité du public, pour que le pensée articulée autour du patriotisme, développée aux Etats-Unis, s'étende et soit calquée partout dans le monde. "
Propos recueillis par Nicolas Thevenin et Dany Morel,
et traduits du chinois par Vincent Wang.
Décembre 2003