De l'autre côté (Fatih Akin)
Les quatre films qui composent cette programmation prennent chaque fois pour sujet une configuration géopolitique entre deux pays en miroir, impliquant des situations conflictuelles ainsi que des formes complexes d’identité, d’hospitalité, de mémoires…L’enjeu de la circulation des hommes met l’espace au centre, qu’il prenne la forme d’une ligne, d’un mur ou d’une surface à traverser, induisant des parcours rêvés ou réalisés, uniques ou réversibles, qui alimentent des récits dont le cinéma se saisit. Ces situations permettent de réfléchir à des effets spatiaux de l’ordre de la barrière, mais aussi de l’interface et du territoire. La frontière est un système de contrôle qui permet de filtrer les passages afin d’assurer la maîtrise d’un territoire, elle permet de tenir à distance ce qui est proche et crée une distinction par l’appartenance matérielle et symbolique à un territoire. (cf. « Frontière » in Lévy, J., Lussault M. (dir.) Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003).
Le film de Fatih Akin, De l’autre côté est un puzzle, il se déroule entre deux pays : l’Allemagne et la Turquie ; entre trois villes : Brême, Hambourg et Istanbul, dans lesquelles se tissent les histoires de six personnages solitaires et liés deux à deux (un père et un fils et deux mères et leurs filles), et dont les parcours vont se télescoper, certains se rapprochent pour le meilleur et pour le pire, d’autres se croisent en rebond des premiers liens, d’autres encore se manquent ou ne font que se frôler. La construction narrative est liée à la vie des Turcs vivant en Allemagne et aux conséquences de l’exil (solitude, prostitution) ainsi qu’à la violence politique de la Turquie contraignant une jeune militante à un départ précipité. L’intégration des Turcs en Allemagne sur deux générations est en question tout autant que celle de la Turquie dans l’Europe, la ville d’Istanbul étant elle-même entre deux continents. Mais les six personnages sont tous à la recherche de leur identité et les questions de filiation, de genre et de la confrontation entre volonté individuelle et poids du groupe sont centraux autant du côté des Turcs que des deux femmes allemandes, tentées chacune par l’ailleurs, sans doute pour échapper à une certaine torpeur de l’occident bourgeois (la mère a pris la route de l’Inde via la Turquie pendant sa jeunesse et sa fille embrasse corps et âme le destin d’une militante turque dont elle est tombée amoureuse). La question de l’être chez soi et de l’apaisement peuvent se gagner dans des formes de déplacement culturel, à travers une langue ou une ville comme Istanbul conquise ou reconquise, par Lotte puis par sa mère, et par Néjat, professeur d’Allemand, d’origine turque, qui de retour à Istanbul, va prendre la place d’un intellectuel allemand tenant une librairie. La ville devient parfois sujet, on peut y trouver refuge et s’y perdre, l’espace public est autant celui des manifestations que des convergences vers la mosquée et les espaces de traverse intensifient les moments entre-deux rives du Bosphore. Les études et la lecture jouent un rôle central dans le film, comme seules perspectives de transformation du monde, ainsi du livre que Néjat conseille à son père. La génération des parents, le père turc et la mère allemande sont joués par deux comédiens emblématiques, Hanna Shygulla et Tuncel Kurtiz (égéries de Fassbinder et de Güney), leur passé de comédiens internationalement connus donne au film une épaisseur cinématographique particulière qui ajoute à l’équilibre symbolique des deux récits ancrés dans des histoires nationales, aux destins chahutés par des rêves nationalistes aux conséquences tragiques (que de drapeaux dans ce film !). Ils ne feront que se croiser sans se voir devant les consignes d’un aéroport, l’un renvoyé dans son pays d’origine après avoir été banni du pays d’accueil pour meurtre, l’autre prenant le chemin de la Turquie pour suivre la voie ouverte par sa fille, qui vient de s’y faire tuer. Les relations entre hommes et femmes, parents et enfants, les rapports sexuels, la mort, traversent tout le film. La circulation des êtres vivants libres ou cachés peut se faire par la route, les cercueils sont quant à eux chargés dans la soute des avions qui ramènent les corps au pays d’origine. Le film est malgré tout optimiste, chaque mort est l’occasion pour d’autres personnages de se remettre en route et de relancer leur propre vie. La scène du prologue, long travelling sur une station-service, fait entrer dans le champ le jeune professeur de retour au pays ; la revoir à la fin situe la question de l’identité au centre du film. Fatih Akin est né et vit en Allemagne mais il a passé tous ses étés en Turquie quand il était enfant ; il se revendique comme un enfant de la globalisation et ce film fait écho à ce qui se passe entre la France et l’Algérie que Tariq Téguia convoque dans Rome plutôt que vous. Cette fois il s’agit des désirs migratoires déjà déçus de deux jeunes Algériens confinés dans des parcours urbains à Alger, mais qui là aussi renvoient à tous les désirs d’ailleurs. « Vive le mondialisage », déclare le jeune homme qui décrit à son amie son désir de départ à tout prix quel que soit le point d’arrivée, tout en regardant les bateaux du port d’Alger en partance ; l’espace à franchir est cette fois maritime. Un carton noir comme dans le cinéma muet apparaît alors à l’écran avec cette phrase : « Promener sa frontière sur celle d’autrui, c’est faire la guerre », il ajoute qu’Arabes signifie « ceux qui bougent », mais son amie corrige : « ceux qu’on refoule » et « pour Kafka, la statue de la liberté a un grand bâton au bout du bras », « c’est sans doute parce qu’on lui a refusé le visa » ajoute le jeune homme… avant de conclure : « tous partiront…on partira tous, personne ne restera ». Au-delà de la situation de ces deux jeunes pris dans la folie des années noires de la guerre civile algérienne, c’est bien du processus global de la mondialisation qu’il est question et de la situation de conflit mondialisé que génère l’impossible mobilité des uns opposée à la liberté de circulation des autres. Si certaines scènes nocturnes sur les quais d’Alger restituent les lieux mêmes du passage, c’est toute la ville qui est filmée comme les coulisses du grand départ et en particulier le quartier de « la Madrague » où les deux jeunes déambulent dans un labyrinthe indéchiffrable, road movie sans issue, flottant déjà dans leur automobile, à la recherche de faux papiers et d’un passeur nommé Bosco, déjà mort. Alger est selon l’expression utilisée par Téguia, une ville « filmée de dos » et les deux personnages y marchent seuls ou à deux, se glissent dans des entrepôts, des arrières boutiques, des maisons en chantier, des coins de côte déjetés, comme si la ville était devenue un immense terrain vague, où s’improvisent quelques moments joyeux, autour de la musique et d’une partie de foot. Le cadrage nous empêche le plus souvent de voir le ciel et même l’horizon, qui est autant barré aux spectateurs qu’aux personnages.
Intervention divine est une histoire d’amour impossible entre deux Palestiniens, elle est de Jérusalem et lui de Ramallah, révélatrice de la folie et de la violence qui prévalent au Proche-Orient. L’amour, cette force abstraite incontrôlable, va devenir une menace pour les autorités, l’armée qui tient les check extrait de points, une force permettant le passage là où les corps sont arrêtés. « L’amour est un espace poétique qu’on ne peut identifier, on peut briser les os d’un corps humain, l’enfermer dans une cellule mais on ne peut jamais capturer son cœur » déclare Elia Suleiman, le réalisateur. Il joue lui-même le rôle de l’impassible Elia, personnage à la Buster Keaton, dialectique entre humour et désespoir, propre aux situations d’enfermement. Comme dans les autres films, il est question des corps et d’espaces, les situations de confinement filmées à Nazareth dans la première partie du film montrent les comportements mécaniques et auto-destructeurs, les sons remplacent les dialogues parlés renvoyant au cinéma muet et donnant toutes leurs forces aux images.
Les conflits de voisinage autour des jeux de ballons, des ordures ménagères ou des partages de l’espace commun sont autant d’illustrations de cette situation extrême même si ces séquences renvoient aux tensions banales et non moins violentes de toute histoire humaine liée à la mitoyenneté – on retrouvera dans le film d’Akerman, ce jeu entre frontière et limites de la propriété privée et les risques de mort qui y sont liés. La figure du père d’Elia est assez centrale, c’est lui qui maudit intérieurement tous ses voisins qu'il salue pourtant systématiquement de la main, lui encore qui accumule sans réaction les relances des impôts annonciatrices de la déchéance inéluctable, lui enfin qui une fois à l’hôpital, tend la main à son fils, geste devenant bras de fer. Certaines micro-scènes se rejouent, dévoilant parfois un sens qui n’était pas visible au départ : un homme vient à plusieurs reprises attendre dans une aubette un bus qui ne passe pas, malgré l’information donnée par le voisin irrité, plus tard le cadrage dévoile une femme à sa fenêtre puis le message « je suis fou parce que je t'aime »… La séquence de face à face à un feu rouge entre un juif intégriste et le personnage principal, donne la mesure de la violence de la situation qui à tout moment peut mal tourner. L’espace de chacun y est délimité par la voiture, objet fortement présent dans le film tour à tour lieu de retranchement, d’isolement et d’intimité ; cet usage récurrent de la voiture renvoie à sa fonction dans Rome plutôt que vous, première étape du mouvement migratoire à la direction mal définie. Quelques scènes secouent d’ailleurs de la torpeur du reste du film : l’explosion du tank suite au jet du noyau d’abricot, l’écroulement du check-point après le passage de la fiancée, le jet d’objets enflammés à deux reprises sur le même pavillon, le second embrasant la maison. La contre-attaque du cinéma à ces situations violentes, c’est l’échappée imaginaire : ainsi du ballon de baudruche à l’effigie d’Arafat guidant la femme dans la ville de Jérusalem qui lui est interdite, du clip de la Ninja warrior devenant une icône de la vierge, indestructible, malgré l’adresse non moins onirique des tireurs.
Les conflits de voisinage autour des jeux de ballons, des ordures ménagères ou des partages de l’espace commun sont autant d’illustrations de cette situation extrême même si ces séquences renvoient aux tensions banales et non moins violentes de toute histoire humaine liée à la mitoyenneté – on retrouvera dans le film d’Akerman, ce jeu entre frontière et limites de la propriété privée et les risques de mort qui y sont liés. La figure du père d’Elia est assez centrale, c’est lui qui maudit intérieurement tous ses voisins qu'il salue pourtant systématiquement de la main, lui encore qui accumule sans réaction les relances des impôts annonciatrices de la déchéance inéluctable, lui enfin qui une fois à l’hôpital, tend la main à son fils, geste devenant bras de fer. Certaines micro-scènes se rejouent, dévoilant parfois un sens qui n’était pas visible au départ : un homme vient à plusieurs reprises attendre dans une aubette un bus qui ne passe pas, malgré l’information donnée par le voisin irrité, plus tard le cadrage dévoile une femme à sa fenêtre puis le message « je suis fou parce que je t'aime »… La séquence de face à face à un feu rouge entre un juif intégriste et le personnage principal, donne la mesure de la violence de la situation qui à tout moment peut mal tourner. L’espace de chacun y est délimité par la voiture, objet fortement présent dans le film tour à tour lieu de retranchement, d’isolement et d’intimité ; cet usage récurrent de la voiture renvoie à sa fonction dans Rome plutôt que vous, première étape du mouvement migratoire à la direction mal définie. Quelques scènes secouent d’ailleurs de la torpeur du reste du film : l’explosion du tank suite au jet du noyau d’abricot, l’écroulement du check-point après le passage de la fiancée, le jet d’objets enflammés à deux reprises sur le même pavillon, le second embrasant la maison. La contre-attaque du cinéma à ces situations violentes, c’est l’échappée imaginaire : ainsi du ballon de baudruche à l’effigie d’Arafat guidant la femme dans la ville de Jérusalem qui lui est interdite, du clip de la Ninja warrior devenant une icône de la vierge, indestructible, malgré l’adresse non moins onirique des tireurs.
De l'Autre Côté de Chantal Akerman est le seul documentaire de cette programmation même si chacun des trois autres apporte sa contribution au décryptage du réel. Ainsi que trois autres de ses films (« D’est », 1993, « Sud » 1999 et « Là-bas » paru après en 2006), celui-ci traite également les thèmes de l’exil, du racisme et d’un ailleurs qui chaque fois résonne avec sa propre histoire, celle de la hantise de la Shoah. Cette fois ce sont les Mexicains qui survivent dans les villages frontaliers qui parlent des États-Unis où ils tentent de passer, seule possibilité pour gagner suffisamment d'argent et entretenir leur famille. La frontière de 3 000 km fait l'objet d'une surveillance dure de la part des États-Unis qui tente en vain de limiter l'afflux d'immigrants, obligeant les Mexicains à de nombreuses tentatives clandestines car il est impossible pour eux d’obtenir un visa, l’état de clandestins se prolongeant une fois de l’autre côté. Le mur est fait de sections de grillages et de béton ponctuées de projecteurs et de caméras de surveillances détectant les mouvements aux abords du mur. La barrière possède 1 800 miradors et près de 18 000 hommes de la Border Patrol qui en assurent la surveillance. Chantal Akerman rencontre les frontaliers étasuniens et c’est à partir d’une déclaration d’un Rancher traitant les Méxicains de « dirt » (saletés) lui rappelant le « dirty jews » de sa propre histoire (elle est d’origine juive polonaise), que la problématique du film se construit : peur de l’autre, de sa souillure, de l’invasion, peur qui pousse à tuer. Alternant les entretiens et de très longs travellings lents ou de plans fixes sur les espaces villageois, le désert ou la zone frontalière, le film rompt avec les reportages auxquels le sujet nous a habitués, mettant le spectateur en position de penser individuellement la folie de la situation. Tout comme Tariq Teguia, Akerman joue sur l’étirement du temps. Les entretiens de part et d’autre de la frontière, si on ne les sait pas équivalents, ne sont pas accompagnés d’un jugement par la réalisatrice et ce sont les témoignages eux-mêmes qui désignent l’irrecevable. À la différence de la densité urbaine des fictions, permettant le jeu sur le plein et le vide, ici le paysage est ouvert, large, voire vide. Le contraste est saisissant avec les séquences d’entretiens en plans rapprochés donnant à voir la fragilité des corps, soumis au passage devenant une épreuve mythique, donnant lieu à des récits… Ces films confirment sûrement, à leur manière, l’enjeu de procéder à une histoire politique des dispositifs de clôture qui intègrent aussi, quoi qu’ils en aient, des possibilités de transgression et d’échappées. Le philosophe O. Razac, dans Histoire politique du barbelé. La prairie, la tranchée, le camp (1), pointait de son côté une dynamique qui va vers l’allégement physique de la marque qui délimite mais ne signifie pas pour autant, au contraire, un effacement des frontières. Si les problèmes modernes de gestion politique de l’espace renvoient à une virtualisation progressive des dispositifs, cela ne fait que renforcer l’enjeu de rendre visibles les nécessaires passages en force permettant de rouvrir des possibles.
Ces quatre œuvres sont des films politiques bien que leurs réalisateurs en donnent chacun des définitions spécifiques. Fatih Akin aime dire qu’il a envie de changer le monde et qu’il est impossible de séparer la vie de la politique et de l’art, position presque identique de celle d’Elia Suleiman pour qui le cinéma et la politique ne font qu’un, aussi inséparables que le fond et la forme. Si Chantal Akerman dit ne pas aimer le mot « engagé », elle considère que son cinéma l’est par la manière dont elle filme : « je veux que l’Autre reste en face et reste l’Autre. Ça, c’est déjà un peu politique… Pour que l’Autre ne s’oublie pas en tant qu’Autre. » (2) Quant à Tariq Teguia, il cherche d’un film à l’autre à être attentif à ce qu’il appelle les paysages politiques, basés sur la topographie et les lignes de fuite : « Ces paysages politiques ne sont pas un objet théorique mais des espaces traversés par des individus qui ont des désirs, des peurs, des absences, des impossibilités à faire, de grands pessimistes, mais des pessimistes hyperactifs pour reprendre la formule de Michel Foucault. Ce n'est pas de l'optimisme béat : les luttes sont nécessaires, les résistances difficiles et on cherche des points d'échappée…Il faut se trouver sa ligne de sorcier dans tout ça pour échapper aux oppressions, à l'État, aux identifications, aux assignations, à toutes les morales d'état civil, qu'elles soient algériennes ou européennes, de Shengen ou d'ailleurs. » (3)
Notes
1. Razac Olivier, Histoire politique du barbelé. La prairie, la tranchée, le camp, Paris Éditions La fabrique, 2000.
2. Propos recueillis le 21 septembre 2000 par F. Bas, Chantal Akerman : l'existence de l'autre, Chronicart.com.
3. La leçon de cinéma de Tariq Teguia en discussion avec O. Barlet, festival des films d'Afrique du pays d'Apt 2009, www.africultures.com
2. Propos recueillis le 21 septembre 2000 par F. Bas, Chantal Akerman : l'existence de l'autre, Chronicart.com.
3. La leçon de cinéma de Tariq Teguia en discussion avec O. Barlet, festival des films d'Afrique du pays d'Apt 2009, www.africultures.com
Texte publié à l'occasion de la programmation "Condition Métropolitaine Filmée" 2012 du LAUA