Tornando a casa
Jean-Jacques Varret, fondateur et directeur de la société de distribution "Les films du Paradoxe", était présent à Nantes pour accompagner la Carte Blanche qui lui était consacrée au Cinématographe. Le 6 février, au terme de la projection de La chasse (Manoel de Oliveira) et de Tornando a casa (Vincenzo Marra), il a longuement pris la parole pour présenter aux spectateurs un engagement, une éthique, un fonctionnement, et exposer quelques partis pris forts.
Extraits sous forme d’anecdotes, d’aphorismes, de conceptions sur la vie, l’art et le cinéma, forcément paradoxales.
Extraits sous forme d’anecdotes, d’aphorismes, de conceptions sur la vie, l’art et le cinéma, forcément paradoxales.
Les genres cinématographiques
"Au niveau du regard, je n’ai pas du tout de notions d’écoles, c’est-à-dire que je ne pense pas qu’il y ait des genres cinématographiques. Je ne vais pas voir un western, par exemple, je vais voir soit Le gaucher, soit Les deux cavaliers de Ford, parce que je pense que c’est son film le plus antiraciste, et c’est fondamental de le montrer aujourd’hui.
J’ai sorti des films dits documentaires, mais qu’est-ce que le documentaire ? Il faut arrêter : aujourd’hui, le documentaire, quoiqu’on en dise, c’est quand même de la mise en scène ; ce sont de fausses coupes, etc., mais c’est quand même de la mise en scène. Ce sont des gens qu’on choisit, et à qui on dit "On va faire comme ci, on va faire comme ça", et qu’on filme, à un moment donné, avec un dispositif scénique, qui peut avoir un côté scoop -on prend vite de l’image-, ou on travaille au contraire, parfois, quinze mois, comme Didier Nion avec Dix-sept ans (sorti le 10 mars 2004), avec quelqu’un, et dont on prend cinq minutes ou dix minutes. Mais on met un dispositif avec lui, c’est une manière de montrer le monde.
L’animation, c’est autre chose, parce que là, c’est une vraie technique, mais sur le fond, que ce soit Takahata ou Tezuka, ce sont des gens qui savent créer des effets. La force de l’animation, c’est qu’on n’a pas besoin d’avoir des grandes scènes d’exposition, parce que ça coûte très cher, mais on peut avoir un rapport beaucoup plus rapide et beaucoup plus immédiat au sens.
J’ai sorti des films dits documentaires, mais qu’est-ce que le documentaire ? Il faut arrêter : aujourd’hui, le documentaire, quoiqu’on en dise, c’est quand même de la mise en scène ; ce sont de fausses coupes, etc., mais c’est quand même de la mise en scène. Ce sont des gens qu’on choisit, et à qui on dit "On va faire comme ci, on va faire comme ça", et qu’on filme, à un moment donné, avec un dispositif scénique, qui peut avoir un côté scoop -on prend vite de l’image-, ou on travaille au contraire, parfois, quinze mois, comme Didier Nion avec Dix-sept ans (sorti le 10 mars 2004), avec quelqu’un, et dont on prend cinq minutes ou dix minutes. Mais on met un dispositif avec lui, c’est une manière de montrer le monde.
L’animation, c’est autre chose, parce que là, c’est une vraie technique, mais sur le fond, que ce soit Takahata ou Tezuka, ce sont des gens qui savent créer des effets. La force de l’animation, c’est qu’on n’a pas besoin d’avoir des grandes scènes d’exposition, parce que ça coûte très cher, mais on peut avoir un rapport beaucoup plus rapide et beaucoup plus immédiat au sens.
Tornando a casa
Tornando a casa, c’est le silence. Je l’ai vu à Venise, et ça m’a paru immédiat. En ce moment, au temps de la DV, on enregistre, on enregistre à nouveau, puis on monte -éventuellement- sur un banc virtuel, très vite, et on donne du sens non plus par le plan, mais par ce qu’on raconte sur l’image. Et ce que j’aime chez Marra, c’est qu’il rend compte de rapports forts entre des personnages, et uniquement par le plan. Ce n’est pas le dialogue qui amène quelque chose à l’histoire, ce sont ces plans les uns derrière les autres. On peut être touché, ou bouleversé, mais on a un apport avec ces personnages. Quand ils s’engueulent, c’est du bruit, ce n’est pas ce qu’ils se disent qui est important -en plus, c’est en dialecte napolitain-, mais c’est le fait qu’ils font du bruit.
Marra a des qualités de regard sur le monde et sur le cinéma. C’est aussi un très grand photographe, rapide, et il a tenu le pari de filmer en 35 mm sur un bateau de 18 mètres. C’est pas évident, il faut avoir un sacré sens de la mise en scène.
Le film a très peu marché en Italie. La situation y est assez similaire à celle de le France, c’est-à-dire que quelques gros machins vont bien fonctionner, mais un film comme Tornando a casa a une petite sortie. Par contre, en France, on est encore très jacobins : ça sort d’abord à Paris, puis on voit comment la toile d’araignée se met ensuite en place, alors qu’en Italie, ce sont vraiment des sorties ville par ville. On peut donc imaginer qu’il y a eu une exploitation correcte autour de Naples, sur un petit cinéma à Rome, mais ce n’est pas du tout certain que le film soit sorti à Turin ou à Milan, par exemple. C’est un type d’exploitation beaucoup plus régionalisé.
Marra a des qualités de regard sur le monde et sur le cinéma. C’est aussi un très grand photographe, rapide, et il a tenu le pari de filmer en 35 mm sur un bateau de 18 mètres. C’est pas évident, il faut avoir un sacré sens de la mise en scène.
Le film a très peu marché en Italie. La situation y est assez similaire à celle de le France, c’est-à-dire que quelques gros machins vont bien fonctionner, mais un film comme Tornando a casa a une petite sortie. Par contre, en France, on est encore très jacobins : ça sort d’abord à Paris, puis on voit comment la toile d’araignée se met ensuite en place, alors qu’en Italie, ce sont vraiment des sorties ville par ville. On peut donc imaginer qu’il y a eu une exploitation correcte autour de Naples, sur un petit cinéma à Rome, mais ce n’est pas du tout certain que le film soit sorti à Turin ou à Milan, par exemple. C’est un type d’exploitation beaucoup plus régionalisé.
Ken Loach
Je ne supporte pas le cinéma de Ken Loach. Les gens n’y sont que des personnages au service d’un scénario. Il y a par exemple un plan, dans Ladybird, que je ne peux pas supporter -le type de plan qui crée la guerre, parce qu’on n’y accepte pas l’autre- : dans un hôpital, des éducateurs enlèvent des bras d’une femme, à qui on retire les enfants les uns après les autres, un bébé d’un moi ou un mois et demi. Là, Loach n’est pas capable de filmer la détresse potentielle qui existe chez n’importe qui dans cette situation. Pour qu’il n’y ait pas la guerre, il faut savoir filmer cette détresse, donc il faut savoir filmer l’autre à ce moment-là. Je trouve ça insupportable : les personnages ne deviennent que des outils scénaristiques. Je ne fais pas une grosse différence entre le documentaire et la fiction, c’est la manière de regarder l’autre et de regarder ses personnages qui importe. C’est à partir de là qu’on se trouve dans une véritable relation humaine.
La subjectivité du regard et le choix des films.
L’idée à un moment donné, c’est quand même qu’on a envie de passer des films qui correspondent pour vous à une esthétique que je ne saurai pas définir. Pourquoi j’aime tel ou tel peintre ? Je pourrais en parler longuement. Mais il y a parfois une urgence absolue, et si ça a produit quelque chose sur moi, ça doit produire quelque chose à quelqu’un d’autre, et ça j’ai envie de le passer. Je peux me tromper mais ce n’est pas un problème.
Ce que j’aime, dans Tornando a casa, c’est que le réalisateur est capable de filmer le moindre geste. Dans la relation entre le jeune garçon et son amie, le rapport amoureux est évoqué par une robe qu’on pose. Et on s’aperçoit que quand ce moindre geste ne peut plus être pratiqué, le monde s’écroule. Filmer ça, c’est tout l’art de la mise en scène et l’art du plan, et c’est aussi l’art de savoir de ce qu’est la vie. Dans les films, c’est ce à quoi je tiens le plus. Dans Madadayo, on voit pendant deux heures des élèves rendre visite à leur professeur, durant trente ans. Et ce qui semble être "du rien" nous permet en fait de constater les liens fondamentaux qui ont été créés entre des gens. Et lui, ça doit être un personnage qui a été formidable, même si on ne sait pas ce qu’il leur a appris. Mais il y a de l’humanité, qui lui permet même d’être ridicule, quand il perd son chat. C’est terrible, il fait la sortie des écoles pour demander aux gamins s’ils ont trouvé son chat. Il a le droit d’être ça, et en même temps d’être le maître. Et la vie, c’est ça. Mes choix de films sont là-dedans.
Les réalisateurs des films que j’ai sortis sont capables de filmer l’étincelle dans le regard de leurs personnages. Le dernier des derniers a toujours quelque chose dans le regard, et ce qui m’intéresse, dans le cinéma et dans la vie, c’est de regarder ça. Le monde est profondément contradictoire. Chacun est constamment divisé entre plusieurs choses. Nous ne sommes pas des personnages qui ne viennent que servir une démonstration politique.
Pour le choix des films, c’est complètement subjectif. Fondamentalement, c’est un acte individuel, et c’est un rapport entre le film et moi. Le premier travail, c’est d’en parler et de convaincre, et en général, ça se passe plutôt bien. Pour un acte de distribution, je ne crois pas au rapport collégial. C’est vrai que chacun vit sa vie avec un film, et chacun a des enjeux qui sont personnels. Ce que je peux passer, c’est une partie de moi-même, de même qu’un galeriste a un rapport unique avec une peinture et avec un peintre.
Je crois qu’on fait tous avec le réel, on en est tous à se débrouiller. Ce qui importe, c’est la manière dont on le regarde. Je pense qu’il y a une unité aux Films du Paradoxe, qui correspond aussi peut-être à la manière dont je vois la vie par ailleurs, c’est que tous les réalisateurs sans exception aiment leurs personnages. Ils ne jouent jamais contre eux, ils ne se défaussent pas, pour un scénario, en se disant "Celui-là est le bon, l’autre le mauvais". Il y a par exemple un personnage que je trouve extrêmement touchant dans Tornando a casa, c’est le marin raciste, méprisant avec l’Arabe du bateau. Quand il se fait casser la figure dans la rue, on sent qu’il n’y a jamais rien d’irrémédiable. Il n’est pas catalogué, il n’est jamais perdu. On est avec son unité, avec ce bloc de personnage, mais le regard n’est jamais ni méprisant, ni un regard de jugement.
Je ne choisis pas vraiment les films. Je dis souvent "Les films viennent à moi", c’est un peu aristocratique. Et la deuxième chose, c’est que je vois les films parce que j’aime bien voyager. Donc des fois, par exemple, je vais à Berlin par curiosité, et ça me met dans des dispositions pour voir des choses. Je vois donc souvent les films par hasard. Et je connais bien les grands festivals -Cannes, Berlin, Venise, etc.-, mais quand je vais à Venise, c’est parce que j’aime bien Venise aussi. Donc, quand je rentre dans une salle à Venise, c’est plutôt dans un bon esprit. Tornando a casa, je l’ai vu là-bas. Ca a mis deux ans pour le négocier, mais il y avait une évidence absolue. Le film est donc arrivé, après il faut voir le producteur -qui ? quoi ? dont ? où ?-, et c’est comme ça que ça se passe.
Les Jalladeau, ce sont des gens qui vous font des propositions, qui vous amènent à voir des choses, ça permet de faire un tri. Je ne suis pas stakhanoviste. Ici, à Nantes, ou à la Semaine du cinéma italien à Annecy, ou à Fribourg, j’y vais en me disant que je vais peut-être avoir un coup de bol. C’est comme ça qu’on crée des complicités de regard. Il y a aussi des gens qui m’amènent des films, mais c’est un peu compliqué parce que je refuse de les voir en cassettes, donc des fois c’est un plus lourd pour faire des projections en 35mm.
Ce que j’aime, dans Tornando a casa, c’est que le réalisateur est capable de filmer le moindre geste. Dans la relation entre le jeune garçon et son amie, le rapport amoureux est évoqué par une robe qu’on pose. Et on s’aperçoit que quand ce moindre geste ne peut plus être pratiqué, le monde s’écroule. Filmer ça, c’est tout l’art de la mise en scène et l’art du plan, et c’est aussi l’art de savoir de ce qu’est la vie. Dans les films, c’est ce à quoi je tiens le plus. Dans Madadayo, on voit pendant deux heures des élèves rendre visite à leur professeur, durant trente ans. Et ce qui semble être "du rien" nous permet en fait de constater les liens fondamentaux qui ont été créés entre des gens. Et lui, ça doit être un personnage qui a été formidable, même si on ne sait pas ce qu’il leur a appris. Mais il y a de l’humanité, qui lui permet même d’être ridicule, quand il perd son chat. C’est terrible, il fait la sortie des écoles pour demander aux gamins s’ils ont trouvé son chat. Il a le droit d’être ça, et en même temps d’être le maître. Et la vie, c’est ça. Mes choix de films sont là-dedans.
Les réalisateurs des films que j’ai sortis sont capables de filmer l’étincelle dans le regard de leurs personnages. Le dernier des derniers a toujours quelque chose dans le regard, et ce qui m’intéresse, dans le cinéma et dans la vie, c’est de regarder ça. Le monde est profondément contradictoire. Chacun est constamment divisé entre plusieurs choses. Nous ne sommes pas des personnages qui ne viennent que servir une démonstration politique.
Pour le choix des films, c’est complètement subjectif. Fondamentalement, c’est un acte individuel, et c’est un rapport entre le film et moi. Le premier travail, c’est d’en parler et de convaincre, et en général, ça se passe plutôt bien. Pour un acte de distribution, je ne crois pas au rapport collégial. C’est vrai que chacun vit sa vie avec un film, et chacun a des enjeux qui sont personnels. Ce que je peux passer, c’est une partie de moi-même, de même qu’un galeriste a un rapport unique avec une peinture et avec un peintre.
Je crois qu’on fait tous avec le réel, on en est tous à se débrouiller. Ce qui importe, c’est la manière dont on le regarde. Je pense qu’il y a une unité aux Films du Paradoxe, qui correspond aussi peut-être à la manière dont je vois la vie par ailleurs, c’est que tous les réalisateurs sans exception aiment leurs personnages. Ils ne jouent jamais contre eux, ils ne se défaussent pas, pour un scénario, en se disant "Celui-là est le bon, l’autre le mauvais". Il y a par exemple un personnage que je trouve extrêmement touchant dans Tornando a casa, c’est le marin raciste, méprisant avec l’Arabe du bateau. Quand il se fait casser la figure dans la rue, on sent qu’il n’y a jamais rien d’irrémédiable. Il n’est pas catalogué, il n’est jamais perdu. On est avec son unité, avec ce bloc de personnage, mais le regard n’est jamais ni méprisant, ni un regard de jugement.
Je ne choisis pas vraiment les films. Je dis souvent "Les films viennent à moi", c’est un peu aristocratique. Et la deuxième chose, c’est que je vois les films parce que j’aime bien voyager. Donc des fois, par exemple, je vais à Berlin par curiosité, et ça me met dans des dispositions pour voir des choses. Je vois donc souvent les films par hasard. Et je connais bien les grands festivals -Cannes, Berlin, Venise, etc.-, mais quand je vais à Venise, c’est parce que j’aime bien Venise aussi. Donc, quand je rentre dans une salle à Venise, c’est plutôt dans un bon esprit. Tornando a casa, je l’ai vu là-bas. Ca a mis deux ans pour le négocier, mais il y avait une évidence absolue. Le film est donc arrivé, après il faut voir le producteur -qui ? quoi ? dont ? où ?-, et c’est comme ça que ça se passe.
Les Jalladeau, ce sont des gens qui vous font des propositions, qui vous amènent à voir des choses, ça permet de faire un tri. Je ne suis pas stakhanoviste. Ici, à Nantes, ou à la Semaine du cinéma italien à Annecy, ou à Fribourg, j’y vais en me disant que je vais peut-être avoir un coup de bol. C’est comme ça qu’on crée des complicités de regard. Il y a aussi des gens qui m’amènent des films, mais c’est un peu compliqué parce que je refuse de les voir en cassettes, donc des fois c’est un plus lourd pour faire des projections en 35mm.
Les Films du Paradoxe et l’acte de distribution
Aux Films du Paradoxe, il y a une programmatrice, qui s’occupe de toute la circulation et du placement des copies, un administrateur, une personne qui nous aide pour le dispositif "Ecole et cinéma", et moi.
Avec les producteurs, on a des démarches d’approches, on fait semblant de ne pas s’aimer, de ne pas se voir, on se regarde, c’est comme les chiens, on se renifle. Et on a une réputation, j’ai celle d’être assez sévère en affaires, c’est raide. Donc si les gens viennent, c’est en sachant que c’est un peu compliqué, mais que -et c’est un peu orgueilleux- je fais pas trop mal mon boulot, donc que le film sera soutenu.
Je préfère travailler sur les films étrangers, parce que j’ai un rapport ponctuel avec les réalisateurs, c’est bien, ils viennent pour la promotion, huit jours, je n’ai pas quelqu’un tout le temps à mon bureau pour me dire « Il faut faire comme ça ». Quand je vois les réalisateurs étrangers, ça se passe très bien. Vincenzo Marra, réalisateur de Tornando a casa, par exemple, c’est un type formidable. On s’est vus trois jours, on était à peu près d’accord sur ce qu’on s’est dit à propos de la vie, c’est resté un moment formidable, alors que si on creuse -sur la manière de travailler, d’être, etc.-, ça devient plus compliqué, les enjeux ne sont plus les mêmes. Avec les réalisateurs et les producteurs français, c’est plus compliqué. Il y a déjà une vraie pression sur la production elle-même, qui est un acte lourd, difficile, et souvent on est en fin de film sans avoir tout payé. D’autre part, un réalisateur français sort souvent de la pouponnière ou de la couveuse, et il y a souvent quinze films qui sortent dans la semaine, donc il passe directement à l’école communale. Ca devient plus compliqué, parce qu’il n’est plus seul, il est confronté à un monde un peu hostile, qu’il ne connaissait pas jusque-là, tant on lui avait mis une couette pour favoriser son processus créatif. Et le problème, c’est que ce processus créatif doit se confronter à quelqu’un et à des spectateurs, qui disent si ça fonctionne ou pas. Et le premier spectateur, c’est le distributeur, donc c’est toujours un acte un peu violent. C’est le premier acte de distance, commencer à zoomer pour voir où on en est, et beaucoup de réalisateurs me disent "C’est formidable, c’est un film pour tout le monde". C’est difficile de leur dire que ce n’est pas tout à fait ça, que c’est un peu plus compliqué. Parfois, ça leur fait même faire des erreurs. Par exemple, j’avais sorti un film d’un type que j’aimais beaucoup, Robert Kramer. C’était Walk the walk, un film quasiment structuraliste, où tous les plans sont tirés au cordeau, avec des couleurs froides qui s’affrontent, un film assez raide, assez formidable sur la douleur du corps. Quand je lui ai sorti le dossier de presse, je ne voulais pas changer le texte, qui correspondait au cadre du film. Et face à l’affiche, Kramer ne voulait plus être avec son film, et disait "C’est un film populaire". Donc il a fait une affiche presque new wave, avec des fonds de soleil, et je lui ai dit "Mais ce n’est pas le film !". Je ne pouvais rien faire, parce que je ne voulais pas du tout me fâcher avec lui ; j’ai réussi à ce que le soleil passe un peu plus au bleu, un peu plus froid, mais je n’ai pu toucher à rien. C’était son œuvre à lui, qu’il ne pouvait pas regarder.
J’ai un principe de base, qui est qu’aucun film n’a le droit de mettre en péril une société, d’abord parce que c’est un échec personnel, mais surtout parce c’est le film du réalisateur suivant que je ne sortirai pas. En terme de bonne gestion, chaque film doit donc trouver son économie. Je dois lui trouver le potentiel maximum, et après c’est ma cuisine, entre le soutien du C.N.C., le soutien d’ici, de là, le matériel que je vais pouvoir mettre, le réseau de salles, tout le travail de presse, etc. Chaque film a sa propre existence, et c’est comme ça aussi qu’il peut donner le meilleur de lui-même.
Dans son positionnement, une société comme les Films du Paradoxe, c’est un peu, pour comparer avec les livres, le Serpent à plumes, Actes Sud, ou, en allant un peu plus loin au niveau découvertes, comme Gallimard. C’est ce créneau-là, ce n’est donc pas la recherche du best-seller. Et l’acte de distribution, c’est un acte où vous avez d’un côté des pellicules qui sont produites -c’est ce qu’on voit en cabine, ce sont six bobines-, et d’un autre côté la nécessité de faire passer le désir d’aller voir le film. Et pour moi, le grand mystère, c’est pourquoi le mercredi à 14 h à Paris, il y a onze personnes qui viennent voir Tornando a casa ; je ne sais pas. C’est à la fois un article de presse, les affiches devant lesquelles les gens passent, c’est le travail des attachés de presse, qui ont contacté les journalistes et leur ont fourni des dossiers de presse, qui donnent de la vraie matière sur la compréhension d’un film. Et c’est le fait de trouver les salles de cinéma. En fait, c’est ça l’acte de distribution. Souvent, les producteurs disent « Vous êtes des poseurs de copies, vous ne servez à rien », et tous les producteurs qui ont essayé de se mettre à la distribution, ils ont réussi à créer un département séparé, mais il leur manquait ce premier regard, parce que quand on vit pendant deux ou trois ans avec un projet, on n’a pas forcément cette neutralité du premier regard.
Je ne résiste à rien, et je ne milite pas pour rien, mais j’affirme des choses. Et comme n’importe quel citoyen n’ose pas s’affirmer, si on veut que la démocratie se tienne, il faut juste affirmer quelques idées, se les dire et les passer. Une idée qui me tient à cœur est celle qu’il n’y a pas de vieux film. C’est une position de base. On ne dit pas qu’il y de vieux tableaux, on dit qu’il s’agit d’un tableau du Quattrocento ou peu importe, tandis qu’on dit d’un film qu’il est ancien. C’est absurde. Sur la façon de filmer, ce qui m’importe, c’est le regard du réalisateur à un moment donné. Par exemple, dans les années 80, sortir un film d’Eastwood, ce n’était pas possible, parce qu’il avait l’étiquette d’un facho, Dirty Harry, avec le cliché qu’il ne pouvait faire que des mauvais films, et Honkytonk man s’est donc planté. Pour moi, c’est un film important, donc je le montre, et je pense que certaines personnes vont être heureuse de le découvrir. Quant à Chang, il était complètement inédit. Il date de la charnière entre le film muet et le film parlant, et il est passé à la poubelle de l’Histoire. Ils ont tourné presque un an au Siam. Je l’ai sorti il y a environ 5 ans, alors que c’est un film de 1929, et le film fonctionne en salles.
Avec les producteurs, on a des démarches d’approches, on fait semblant de ne pas s’aimer, de ne pas se voir, on se regarde, c’est comme les chiens, on se renifle. Et on a une réputation, j’ai celle d’être assez sévère en affaires, c’est raide. Donc si les gens viennent, c’est en sachant que c’est un peu compliqué, mais que -et c’est un peu orgueilleux- je fais pas trop mal mon boulot, donc que le film sera soutenu.
Je préfère travailler sur les films étrangers, parce que j’ai un rapport ponctuel avec les réalisateurs, c’est bien, ils viennent pour la promotion, huit jours, je n’ai pas quelqu’un tout le temps à mon bureau pour me dire « Il faut faire comme ça ». Quand je vois les réalisateurs étrangers, ça se passe très bien. Vincenzo Marra, réalisateur de Tornando a casa, par exemple, c’est un type formidable. On s’est vus trois jours, on était à peu près d’accord sur ce qu’on s’est dit à propos de la vie, c’est resté un moment formidable, alors que si on creuse -sur la manière de travailler, d’être, etc.-, ça devient plus compliqué, les enjeux ne sont plus les mêmes. Avec les réalisateurs et les producteurs français, c’est plus compliqué. Il y a déjà une vraie pression sur la production elle-même, qui est un acte lourd, difficile, et souvent on est en fin de film sans avoir tout payé. D’autre part, un réalisateur français sort souvent de la pouponnière ou de la couveuse, et il y a souvent quinze films qui sortent dans la semaine, donc il passe directement à l’école communale. Ca devient plus compliqué, parce qu’il n’est plus seul, il est confronté à un monde un peu hostile, qu’il ne connaissait pas jusque-là, tant on lui avait mis une couette pour favoriser son processus créatif. Et le problème, c’est que ce processus créatif doit se confronter à quelqu’un et à des spectateurs, qui disent si ça fonctionne ou pas. Et le premier spectateur, c’est le distributeur, donc c’est toujours un acte un peu violent. C’est le premier acte de distance, commencer à zoomer pour voir où on en est, et beaucoup de réalisateurs me disent "C’est formidable, c’est un film pour tout le monde". C’est difficile de leur dire que ce n’est pas tout à fait ça, que c’est un peu plus compliqué. Parfois, ça leur fait même faire des erreurs. Par exemple, j’avais sorti un film d’un type que j’aimais beaucoup, Robert Kramer. C’était Walk the walk, un film quasiment structuraliste, où tous les plans sont tirés au cordeau, avec des couleurs froides qui s’affrontent, un film assez raide, assez formidable sur la douleur du corps. Quand je lui ai sorti le dossier de presse, je ne voulais pas changer le texte, qui correspondait au cadre du film. Et face à l’affiche, Kramer ne voulait plus être avec son film, et disait "C’est un film populaire". Donc il a fait une affiche presque new wave, avec des fonds de soleil, et je lui ai dit "Mais ce n’est pas le film !". Je ne pouvais rien faire, parce que je ne voulais pas du tout me fâcher avec lui ; j’ai réussi à ce que le soleil passe un peu plus au bleu, un peu plus froid, mais je n’ai pu toucher à rien. C’était son œuvre à lui, qu’il ne pouvait pas regarder.
J’ai un principe de base, qui est qu’aucun film n’a le droit de mettre en péril une société, d’abord parce que c’est un échec personnel, mais surtout parce c’est le film du réalisateur suivant que je ne sortirai pas. En terme de bonne gestion, chaque film doit donc trouver son économie. Je dois lui trouver le potentiel maximum, et après c’est ma cuisine, entre le soutien du C.N.C., le soutien d’ici, de là, le matériel que je vais pouvoir mettre, le réseau de salles, tout le travail de presse, etc. Chaque film a sa propre existence, et c’est comme ça aussi qu’il peut donner le meilleur de lui-même.
Dans son positionnement, une société comme les Films du Paradoxe, c’est un peu, pour comparer avec les livres, le Serpent à plumes, Actes Sud, ou, en allant un peu plus loin au niveau découvertes, comme Gallimard. C’est ce créneau-là, ce n’est donc pas la recherche du best-seller. Et l’acte de distribution, c’est un acte où vous avez d’un côté des pellicules qui sont produites -c’est ce qu’on voit en cabine, ce sont six bobines-, et d’un autre côté la nécessité de faire passer le désir d’aller voir le film. Et pour moi, le grand mystère, c’est pourquoi le mercredi à 14 h à Paris, il y a onze personnes qui viennent voir Tornando a casa ; je ne sais pas. C’est à la fois un article de presse, les affiches devant lesquelles les gens passent, c’est le travail des attachés de presse, qui ont contacté les journalistes et leur ont fourni des dossiers de presse, qui donnent de la vraie matière sur la compréhension d’un film. Et c’est le fait de trouver les salles de cinéma. En fait, c’est ça l’acte de distribution. Souvent, les producteurs disent « Vous êtes des poseurs de copies, vous ne servez à rien », et tous les producteurs qui ont essayé de se mettre à la distribution, ils ont réussi à créer un département séparé, mais il leur manquait ce premier regard, parce que quand on vit pendant deux ou trois ans avec un projet, on n’a pas forcément cette neutralité du premier regard.
Je ne résiste à rien, et je ne milite pas pour rien, mais j’affirme des choses. Et comme n’importe quel citoyen n’ose pas s’affirmer, si on veut que la démocratie se tienne, il faut juste affirmer quelques idées, se les dire et les passer. Une idée qui me tient à cœur est celle qu’il n’y a pas de vieux film. C’est une position de base. On ne dit pas qu’il y de vieux tableaux, on dit qu’il s’agit d’un tableau du Quattrocento ou peu importe, tandis qu’on dit d’un film qu’il est ancien. C’est absurde. Sur la façon de filmer, ce qui m’importe, c’est le regard du réalisateur à un moment donné. Par exemple, dans les années 80, sortir un film d’Eastwood, ce n’était pas possible, parce qu’il avait l’étiquette d’un facho, Dirty Harry, avec le cliché qu’il ne pouvait faire que des mauvais films, et Honkytonk man s’est donc planté. Pour moi, c’est un film important, donc je le montre, et je pense que certaines personnes vont être heureuse de le découvrir. Quant à Chang, il était complètement inédit. Il date de la charnière entre le film muet et le film parlant, et il est passé à la poubelle de l’Histoire. Ils ont tourné presque un an au Siam. Je l’ai sorti il y a environ 5 ans, alors que c’est un film de 1929, et le film fonctionne en salles.
Le cinéma et l’industrie du cinéma, aujourd’hui
Je ne crois pas aux multiplexes mixtes, qui feraient aussi de l’Art et essai. Il n’y a pas d’hétérogénéité des publics, c’est une chose qui est claire. En France, il y a eu l’année dernière environ 220 films réalisés, donc une attitude consiste à dire qu’on ne peut pas tout absorber. Mais il y a eu une autre attitude disant qu’il faut en faire 220 pour trouver 10 films intéressants. Je ne pourrai pas trancher là-dessus.
Depuis quelque temps, il y a beaucoup de choses qui sortent et qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’était mon idée du cinéma, c’est-à-dire l’idée du plan, du regard, du travail de la mise en scène. Il y a une espèce de vieille litanie assez désagréable, qui est "J’ai fait mon film, donc j’ai le droit de le sortir". Ca me fatigue un peu, il n’y a pas de droit. On peut se battre pour créer, on peut se battre pour que son film devienne un état d’urgence, mais il n’y a pas de droit absolu. Ce n’est pas un droit, c’est le lieu d’une bataille. Ce qui m’inquiète un peu, et surtout quand je vois la moyenne médiocratie de ce qui se passe notamment dans le cinéma français aujourd’hui, c’est que l’on fasse perdre les vrais repères du cinéma. D’accord, j’ai été nourri à Truffaut et Bresson, donc j’ai forcément intégré cette idée du cadre et de l’importance de l’histoire, mais en tout cas je n’en sortais pas indemne. Alors qu’à la limite, Le triporteur, c’est plus révolutionnaire que les films qu’on voit aujourd’hui. Et curieusement, ce sont plutôt les américains qui nous donnent des leçons d’indépendance et de regard.
Il y a une logorrhée qui me fatigue, c’est celle selon laquelle la DV est un instrument léger avec laquelle chacun peut tourner librement et a le droit de faire son petit machin, puis éventuellement de kinescoper pour en faire des copies 35 mm. Et bien non. Ce qui est bien dans le cinéma 35, éventuellement dans la Haute Définition, c’est que les bobines font 10 mn, pas plus, et qu’il y a un coût énorme avec de la pellicule. De fait, il faut cadrer juste, et je crois à la tension du plan. Quand Marra filme des pêcheurs la nuit, il ne fait pas 15 prises. S’il y a une véritable urgence dans le cinéma, c’est celle du plan.
Le monde va un peu trop vite aujourd’hui, donc on a besoin d’être placé assez rapidement. Sur un certain nombre de points, il faut répartir les envies immédiates. Depuis un an environ, les films ont tendance à être chassés assez vite. Le paysage cinématographique est vite nettoyé. Et il y a un autre effet qui se produit, c’est l’effet de Panurge, c’est-à-dire que les films qui ne tiennent pas sont beaucoup plus nombreux et s’en vont beaucoup plus rapidement. On se regroupe sur deux ou trois films qu’il faut aller voir, comme Goodbye Lenin ou Lost in translation dernièrement. Ce n’est pas du tout une critique à l’encontre du public, mais ça fonctionne comme ça : il y a la vitesse, et au milieu, il y a la valeur sûre. Donc, pour nous, des films comme Tornando a casa s’en vont assez vite. C’est le monde qui est un peu cinglé. A la fin de La voce della luna de Fellini, il y a une phrase que je trouve assez belle : "Il faut faire un peu de silence pour commencer à comprendre quelque chose." Et aujourd’hui, je trouve que la vitesse, que ce soit celle des informations, ou des propositions, devient un peu assourdissante. Il est temps de faire un peu de silence."
Propos recueillis par Nicolas Thevenin
Février 2004
Depuis quelque temps, il y a beaucoup de choses qui sortent et qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’était mon idée du cinéma, c’est-à-dire l’idée du plan, du regard, du travail de la mise en scène. Il y a une espèce de vieille litanie assez désagréable, qui est "J’ai fait mon film, donc j’ai le droit de le sortir". Ca me fatigue un peu, il n’y a pas de droit. On peut se battre pour créer, on peut se battre pour que son film devienne un état d’urgence, mais il n’y a pas de droit absolu. Ce n’est pas un droit, c’est le lieu d’une bataille. Ce qui m’inquiète un peu, et surtout quand je vois la moyenne médiocratie de ce qui se passe notamment dans le cinéma français aujourd’hui, c’est que l’on fasse perdre les vrais repères du cinéma. D’accord, j’ai été nourri à Truffaut et Bresson, donc j’ai forcément intégré cette idée du cadre et de l’importance de l’histoire, mais en tout cas je n’en sortais pas indemne. Alors qu’à la limite, Le triporteur, c’est plus révolutionnaire que les films qu’on voit aujourd’hui. Et curieusement, ce sont plutôt les américains qui nous donnent des leçons d’indépendance et de regard.
Il y a une logorrhée qui me fatigue, c’est celle selon laquelle la DV est un instrument léger avec laquelle chacun peut tourner librement et a le droit de faire son petit machin, puis éventuellement de kinescoper pour en faire des copies 35 mm. Et bien non. Ce qui est bien dans le cinéma 35, éventuellement dans la Haute Définition, c’est que les bobines font 10 mn, pas plus, et qu’il y a un coût énorme avec de la pellicule. De fait, il faut cadrer juste, et je crois à la tension du plan. Quand Marra filme des pêcheurs la nuit, il ne fait pas 15 prises. S’il y a une véritable urgence dans le cinéma, c’est celle du plan.
Le monde va un peu trop vite aujourd’hui, donc on a besoin d’être placé assez rapidement. Sur un certain nombre de points, il faut répartir les envies immédiates. Depuis un an environ, les films ont tendance à être chassés assez vite. Le paysage cinématographique est vite nettoyé. Et il y a un autre effet qui se produit, c’est l’effet de Panurge, c’est-à-dire que les films qui ne tiennent pas sont beaucoup plus nombreux et s’en vont beaucoup plus rapidement. On se regroupe sur deux ou trois films qu’il faut aller voir, comme Goodbye Lenin ou Lost in translation dernièrement. Ce n’est pas du tout une critique à l’encontre du public, mais ça fonctionne comme ça : il y a la vitesse, et au milieu, il y a la valeur sûre. Donc, pour nous, des films comme Tornando a casa s’en vont assez vite. C’est le monde qui est un peu cinglé. A la fin de La voce della luna de Fellini, il y a une phrase que je trouve assez belle : "Il faut faire un peu de silence pour commencer à comprendre quelque chose." Et aujourd’hui, je trouve que la vitesse, que ce soit celle des informations, ou des propositions, devient un peu assourdissante. Il est temps de faire un peu de silence."
Propos recueillis par Nicolas Thevenin
Février 2004