Les Yeux sans visage, de Georges Franju
"(...) vous savez, la science elle est non moins créatrice, je ne vois pas tellement d’opposition entre les sciences, les arts, tout ça. Si je demande à un savant : qu’est-ce qu’il fait ? Là aussi, il invente, il ne découvre pas, un savant ou du moins la découverte ça existe, ça en fait partie, mais ce n’est pas par-là que l’on définit une actualité scientifique en tant que telle. Un savant, il a inventé, il crée autant qu’un artiste. Alors bon... (...)" - Gilles Deleuze, extrait de "Qu’est-ce que l’acte de création ?", conférence donnée à la Femis, le 17 mai 1987.
"L’imagination est plus importante que la connaissance, car la connaissance est limitée alors que l’imagination peut embrasser l’univers entier." - Albert Einstein
Entre ces deux citations, moins de contradiction qu’il n’y paraît au premier abord. Si les arts, et parmi eux celui du cinéma, ne sont assurément pas des certitudes, leurs imaginaires sous l’apparent sentiment de rêverie qui parfois nous emporte, ont souvent pour effet de nous inviter à explorer un aspect de la réalité que nous n’aurions jamais perçu sans leur intermédiaire. En ce sens, arts et sciences (toutes disciplines confondues) plutôt qu’ils ne s’opposent contribuent à étendre, préciser et complexifier notre compréhension du vivant comme de ce qui l’englobe.
A fortiori, ils sont l’un et l’autre les propres de l’Homme. C’est en nous appuyant sur cette conviction que depuis le festival IDEAL qui se tient au TU-Nantes, nous avons voulu avec la complicité de l’IEA (Institut d’Études Avancées de Nantes) créer une chambre d’écho en ouvrant l’écran du Cinématographe à l’hypothèse de rencontres, de dialogues entre œuvres cinématographiques et différents champs de la réflexion.
Le cinéma nous semblait offrir par sa nature-même des prédispositions à de tels échanges.
Procédé technique né d’une succession de recherches et d’inventions qui dans une certaine mesure préfigurait son émergence, il se situe immédiatement au carrefour d’un champ de réflexions et d’expérimentations où les figures du scientifique, de l’ingénieur et de l’artiste interfèrent. Sa naissance est aussi contemporaine de celle de la psychanalyse et du roman fantastique (Bram Stoker, Jules Verne...) ! L’exactitude de la machine cinématographique à saisir le mouvement suscita curiosité, fascination, et d’innombrables spéculations. D’abord objet de recherche de la science, la science devient à son tour et presque réflexivement l’objet fictionnel du cinéma. Soixante-sept ans avant l’astronaute américain Neil Armstrong, Georges Méliès envoyait en 1902 six savants de l’Institut d’astronomie incohérente sur la Lune, le voyage rêvé par cette science-fiction originelle du cinéma virant au cauchemar *. De ce ratage fondateur, le cinéma conservera probablement les stigmates, ses fictions renvoyant les aspirations de la science (personnifiée par une longue généalogie d’apprentis sorciers) à des espérances, des accidents et des désillusions parfois terrifiantes. Science-fiction et films d’horreur ont dès lors entretenus des relations aussi fécondes qu’hybrides à l’imaginaire scientifique, les puissances narratives, réalistes et spectaculaires du cinéma faisant de l’expérimentation elle-même un sujet, questionnant son éthique dans des films où l’inconscient scientifique lancé au défi de l’impossible devient erratique, déviant voire abject. Ces motifs, qui constituèrent les carburants du film d’épouvante depuis le Nosferatu (1922) de F. W. Murnau, furent très peu explorés par le cinéma français. Les Yeux sans visage (1959) de Georges Franju constitue de ce point de vue une aussi remarquable qu’audacieuse exception. Durant les années 1950, le cinéaste glisse du documentaire à la fiction et celui qui occupa un temps les fonctions de secrétaire général de l’Institut de cinématographie scientifique réalisa entre autres Monsieur et Madame Curie (1956), un court-métrage de commande, sur la vie du célèbre couple de physiciens français. Célébrant la figure éclairée du chercheur et le royaume de la découverte, la fiction offre aussi à Franju l’opportunité d’autres explorations. Lorsqu’il fait entendre à maintes reprises son admiration pour les films des frères Lumière, il faut essentiellement comprendre que la réalité est pour Franju la source inépuisable de la rêverie (le Surréalisme aura sur ce point son importance) mais que celle-ci peut virer au cauchemar, ces deux lignes trouvant à se mêler dans Le Sang des Bêtes (1949), documentaire sur le travail dans les abattoirs parisiens de la Villette. Le fantastique selon Franju, celui des Yeux sans visage, traduit ce moment où le cauchemar devient la réalité même, celui où des tourments poétiques transmutent en réalisme macabre.
La fantastique est peut-être aussi mais plus involontairement l’affaire d’une histoire moins bien connue du cinéma : celle des scientifiques. Saisit à d’autres fins, le cinéma s’y révèle un formidable outil de connaissance dont témoignent en France les travaux pionniers du biologiste Jean Comandon et ceux plus renommés de son héritier Jean Painlevé. En gardant trace de l’expérience scientifique, en la restituant sous la forme d’un film qui favorise sa compréhension, le cinéma sort non seulement la science de la confidentialité du laboratoire mais jouant en quelque sorte l’image contre l’écrit participe à l’élargissement de nos perceptions des dimensions de la réalité, ouvre pour nous l’accès à une part souvent microscopique, invisible et fascinante du réel.
Les sciences expérimentales ne sont cependant pas les seules à s’intéresser au cinéma. Lorsqu’avec Chronique d’un été (1961), un ethnologue-cinéaste (Jean Rouch) et un sociologue-philosophe (Edgar Morin) se lancent dans une enquête sur la vie et le bonheur auprès des Parisiens font-ils de la science ou du cinéma, du cinéma une science, ou encore de la science un art ? Peut-être rien de tout de cela ou bien tout cela à la fois. Cependant, ils prétendent faire du « cinéma-vérité ». Qu’est-ce à dire ? On sait la riche et féconde relation du document et de l’art aux XXe siècle, comment des traces, indices, sources variées, ont pu concerner aussi bien les chercheurs (historien, sociologue, anthropologue, etc.) que des artistes, les premiers élargissant parfois le domaine de leurs pratiques aux arts, les seconds pour affirmer l’hypothèse d’un lien essentiel entre esthétique et vérité.
La mise en scène est-elle une science exacte ? Le cinéma est tiraillé comme parfois l’expérience scientifique entre l’hypothèse du contrôle d’un cadre opératoire défini et celle de son débordement, le surgissement d’un impensé du dispositif. Toute prise de vue, bien qu’orientée par des intentions souvent précises, espère aussi voir poindre une surprise, une stupéfaction, un saisissement. Si le cinéma est une vision plastique du monde à quoi et comment pense-t-il lorsqu’il se confronte à la cécité ? C’est à partir de deux films courts sur la perte de la vue, Heligonka (1985) de Yann Le Masson et L’Enfant aveugle (1964) de Johan Van der Keuken, que nous interrogerons le geste et le regard documentaires.
Enfin la complexité des modélisations scientifiques comme la compréhension et l’interprétation des démarches et de leurs résultats ont pour effet de couper une partie de la population des objets de la science et de sa réalité. Elle ne semble pleinement objectivée et appréhendable que sous la forme d’applications concrètes. Si certaines entreprises audiovisuelles de vulgarisation scientifique ont eu pour vocation de combler cet écart voire ce vide, l’espace laissé vacant dans le champ de l’explication et de la mise en valeur du travail de la recherche laissent libre cours aux délires interprétatifs et à leur corollaire, le surgissement de contre-vérités dont la propagation dans le champ médiatique et social peuvent avoir un impact désastreux et durable : falsification, scepticisme, complot. Savoir et ignorance deviennent par voie de conséquences les deux faces d’une même pièce. La Fabrique de l’ignorance (2020) montre par quelles stratégies l’industrie utilise la méthode scientifique contre la science pour répandre le doute dans la sphère politique et sociale, substituant à la définition de la science et à ses buts un faisceau de croyances que les réseaux sociaux participent à amplifier. Les conséquences sont à l’évidence contradictoires, l’économie libérale et nos sociétés de la communication pouvant devenir les principaux ennemis de la démarche scientifique.
Jérôme Baron,
membre de la commission de programmation du Cinématographe.
"L’imagination est plus importante que la connaissance, car la connaissance est limitée alors que l’imagination peut embrasser l’univers entier." - Albert Einstein
Entre ces deux citations, moins de contradiction qu’il n’y paraît au premier abord. Si les arts, et parmi eux celui du cinéma, ne sont assurément pas des certitudes, leurs imaginaires sous l’apparent sentiment de rêverie qui parfois nous emporte, ont souvent pour effet de nous inviter à explorer un aspect de la réalité que nous n’aurions jamais perçu sans leur intermédiaire. En ce sens, arts et sciences (toutes disciplines confondues) plutôt qu’ils ne s’opposent contribuent à étendre, préciser et complexifier notre compréhension du vivant comme de ce qui l’englobe.
A fortiori, ils sont l’un et l’autre les propres de l’Homme. C’est en nous appuyant sur cette conviction que depuis le festival IDEAL qui se tient au TU-Nantes, nous avons voulu avec la complicité de l’IEA (Institut d’Études Avancées de Nantes) créer une chambre d’écho en ouvrant l’écran du Cinématographe à l’hypothèse de rencontres, de dialogues entre œuvres cinématographiques et différents champs de la réflexion.
Le cinéma nous semblait offrir par sa nature-même des prédispositions à de tels échanges.
Procédé technique né d’une succession de recherches et d’inventions qui dans une certaine mesure préfigurait son émergence, il se situe immédiatement au carrefour d’un champ de réflexions et d’expérimentations où les figures du scientifique, de l’ingénieur et de l’artiste interfèrent. Sa naissance est aussi contemporaine de celle de la psychanalyse et du roman fantastique (Bram Stoker, Jules Verne...) ! L’exactitude de la machine cinématographique à saisir le mouvement suscita curiosité, fascination, et d’innombrables spéculations. D’abord objet de recherche de la science, la science devient à son tour et presque réflexivement l’objet fictionnel du cinéma. Soixante-sept ans avant l’astronaute américain Neil Armstrong, Georges Méliès envoyait en 1902 six savants de l’Institut d’astronomie incohérente sur la Lune, le voyage rêvé par cette science-fiction originelle du cinéma virant au cauchemar *. De ce ratage fondateur, le cinéma conservera probablement les stigmates, ses fictions renvoyant les aspirations de la science (personnifiée par une longue généalogie d’apprentis sorciers) à des espérances, des accidents et des désillusions parfois terrifiantes. Science-fiction et films d’horreur ont dès lors entretenus des relations aussi fécondes qu’hybrides à l’imaginaire scientifique, les puissances narratives, réalistes et spectaculaires du cinéma faisant de l’expérimentation elle-même un sujet, questionnant son éthique dans des films où l’inconscient scientifique lancé au défi de l’impossible devient erratique, déviant voire abject. Ces motifs, qui constituèrent les carburants du film d’épouvante depuis le Nosferatu (1922) de F. W. Murnau, furent très peu explorés par le cinéma français. Les Yeux sans visage (1959) de Georges Franju constitue de ce point de vue une aussi remarquable qu’audacieuse exception. Durant les années 1950, le cinéaste glisse du documentaire à la fiction et celui qui occupa un temps les fonctions de secrétaire général de l’Institut de cinématographie scientifique réalisa entre autres Monsieur et Madame Curie (1956), un court-métrage de commande, sur la vie du célèbre couple de physiciens français. Célébrant la figure éclairée du chercheur et le royaume de la découverte, la fiction offre aussi à Franju l’opportunité d’autres explorations. Lorsqu’il fait entendre à maintes reprises son admiration pour les films des frères Lumière, il faut essentiellement comprendre que la réalité est pour Franju la source inépuisable de la rêverie (le Surréalisme aura sur ce point son importance) mais que celle-ci peut virer au cauchemar, ces deux lignes trouvant à se mêler dans Le Sang des Bêtes (1949), documentaire sur le travail dans les abattoirs parisiens de la Villette. Le fantastique selon Franju, celui des Yeux sans visage, traduit ce moment où le cauchemar devient la réalité même, celui où des tourments poétiques transmutent en réalisme macabre.
La fantastique est peut-être aussi mais plus involontairement l’affaire d’une histoire moins bien connue du cinéma : celle des scientifiques. Saisit à d’autres fins, le cinéma s’y révèle un formidable outil de connaissance dont témoignent en France les travaux pionniers du biologiste Jean Comandon et ceux plus renommés de son héritier Jean Painlevé. En gardant trace de l’expérience scientifique, en la restituant sous la forme d’un film qui favorise sa compréhension, le cinéma sort non seulement la science de la confidentialité du laboratoire mais jouant en quelque sorte l’image contre l’écrit participe à l’élargissement de nos perceptions des dimensions de la réalité, ouvre pour nous l’accès à une part souvent microscopique, invisible et fascinante du réel.
Les sciences expérimentales ne sont cependant pas les seules à s’intéresser au cinéma. Lorsqu’avec Chronique d’un été (1961), un ethnologue-cinéaste (Jean Rouch) et un sociologue-philosophe (Edgar Morin) se lancent dans une enquête sur la vie et le bonheur auprès des Parisiens font-ils de la science ou du cinéma, du cinéma une science, ou encore de la science un art ? Peut-être rien de tout de cela ou bien tout cela à la fois. Cependant, ils prétendent faire du « cinéma-vérité ». Qu’est-ce à dire ? On sait la riche et féconde relation du document et de l’art aux XXe siècle, comment des traces, indices, sources variées, ont pu concerner aussi bien les chercheurs (historien, sociologue, anthropologue, etc.) que des artistes, les premiers élargissant parfois le domaine de leurs pratiques aux arts, les seconds pour affirmer l’hypothèse d’un lien essentiel entre esthétique et vérité.
La mise en scène est-elle une science exacte ? Le cinéma est tiraillé comme parfois l’expérience scientifique entre l’hypothèse du contrôle d’un cadre opératoire défini et celle de son débordement, le surgissement d’un impensé du dispositif. Toute prise de vue, bien qu’orientée par des intentions souvent précises, espère aussi voir poindre une surprise, une stupéfaction, un saisissement. Si le cinéma est une vision plastique du monde à quoi et comment pense-t-il lorsqu’il se confronte à la cécité ? C’est à partir de deux films courts sur la perte de la vue, Heligonka (1985) de Yann Le Masson et L’Enfant aveugle (1964) de Johan Van der Keuken, que nous interrogerons le geste et le regard documentaires.
Enfin la complexité des modélisations scientifiques comme la compréhension et l’interprétation des démarches et de leurs résultats ont pour effet de couper une partie de la population des objets de la science et de sa réalité. Elle ne semble pleinement objectivée et appréhendable que sous la forme d’applications concrètes. Si certaines entreprises audiovisuelles de vulgarisation scientifique ont eu pour vocation de combler cet écart voire ce vide, l’espace laissé vacant dans le champ de l’explication et de la mise en valeur du travail de la recherche laissent libre cours aux délires interprétatifs et à leur corollaire, le surgissement de contre-vérités dont la propagation dans le champ médiatique et social peuvent avoir un impact désastreux et durable : falsification, scepticisme, complot. Savoir et ignorance deviennent par voie de conséquences les deux faces d’une même pièce. La Fabrique de l’ignorance (2020) montre par quelles stratégies l’industrie utilise la méthode scientifique contre la science pour répandre le doute dans la sphère politique et sociale, substituant à la définition de la science et à ses buts un faisceau de croyances que les réseaux sociaux participent à amplifier. Les conséquences sont à l’évidence contradictoires, l’économie libérale et nos sociétés de la communication pouvant devenir les principaux ennemis de la démarche scientifique.
Jérôme Baron,
membre de la commission de programmation du Cinématographe.
* Rappelons à ce propos la parution en 1865 de De la Terre à la Lune de Jules Verne et de sa suite Autour de la Lune en 1869.