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Sur Ozu


Propos recueillis par Nicolas Thévenin, Tokyo, juillet 2005.

Remerciements à Kazumichi Hashimoto et Léa Le Dimna.



Il était un père
Il était un père
Yoichi Umemoto et Shinjiro Kinugasa, témoins et acteurs de deux générations successives d’activisme cinéphilique à Tokyo, proposent leur point de vue sur Yasujiro Ozu. Plutôt que se focaliser sur les films de la présente rétrospective -hormis l’inédit en France Il était un père-, ils donnent ici un éclairage subjectif global.
Certaines approches critiques établies, comme l’aspect typiquement japonais de ses films, ou encore la rigidité de sa mise en scène, sont nuancées ou prolongées, au profit d’une conception universaliste et sensible sur la filmographie d’Ozu. Ce regard moderne permet d’envisager Ozu selon son statut et sa visibilité publique actuels, notamment au Japon, et d’aborder le travail de divers cinéastes (Jacques Rivette, Wim Wenders, Edward Yang, etc.) influencés par ce cinéaste du quotidien et de la famille.

Yoichi Umemoto est professeur à l’Université de Yokohama, dans la section Médias, programmateur et critique de cinéma, fondateur et rédacteur en chef de la revue Cahiers du Cinéma Japon, aujourd’hui disparue. Il a par ailleurs traduit en japonais les ouvrages Décadrages, peinture et cinéma de Pascal Bonitzer, Paris cinéma de Jean Douchet et Gilles Nadeau et Persévérances de Serge Daney. Shinjiro Kinugasa est doctorant en cinéma, spécialiste notamment d’Alain Resnais. Il est également critique de cinéma et rédacteur pour la revue culturelle japonaise Nobody.

Vous appartenez à deux générations différentes de cinéphiles. À quel moment, et avec quels films avez-vous, l’un comme l’autre, rencontré Ozu ?

Yoichi Umemoto : Ma rencontre avec Ozu est intervenue dans mon enfance, au début des années 1960. Le premier film d’Ozu que j’ai vu est Le goût du saké. Mes parents m’avaient emmené le voir quand j’avais 6 ou 7 ans. Et ça m’avait semblé profondément ennuyeux, car dans le film, il n’y avait, littéralement, rien : tous les adultes y sont sérieux, parlent de choses inintéressantes. Tandis qu’à la même période, mes parents m’ont également emmené voir Sanjuro de Kurosawa, et j’ai été passionné. À l’époque, Ozu représentait vraiment une sorte de marque de la société japonaise que je détestais. Ensuite, je n’ai vu aucun film d’Ozu pendant une douzaine d’années. Mais lorsque je suis allé à Paris en 1978, Le goût du saké et Voyage à Tokyo bénéficiaient d’une sortie nationale. Je suis allé à Paris pour la première fois en septembre 1978, et la sortie des films était en novembre, je crois. J’ai donc revu Le goût du saké, et pendant le dénouement, je me suis rendu compte que toute la salle pleurait, y compris moi et l’amie française qui m’accompagnait. J’ai donc peut-être commencé à comprendre Ozu à l’âge de 25 ans.

N’y avait-il pas un paradoxe à découvrir Ozu en France plutôt qu’au Japon ?

Y.U. Non, je ne crois pas. J’ai découvert A bout de souffle de Godard à Tokyo, où j’ai vu tous ses films, avant d’aller à Paris. La nationalité et la ville n’ont aucun rapport avec la cinéphilie. J’ai rencontré récemment à Paris une étudiante française qui préparait une thèse sur Shinji Aoyama, alors qu’aucun étudiant japonais ne prépare de tel travail.

Shinjiro Kinugasa : A l’âge de 18 ans, j’ai découvert Ozu avec Voyage à Tokyo. C’était pour moi une nécessité, en tout cas une sorte d’évidence : il a le statut d’un auteur majeur, au même titre que Kurosawa ou Mizoguchi. J’ai donc rencontré Ozu avec ce qui est sans doute son film le plus célèbre. L’évocation en filigrane de la ville de Tokyo permet de décrire une famille complexe, large -en tout cas comparée à la mienne-. L’histoire est très triste, et j’étais notamment surpris par la manière dont la quasi-totalité de la famille traite les grands-parents. Mais j’y ai trouvé des éléments réalistes, proches de ma propre réalité. J’ai ressenti quelque chose de terriblement fort et émouvant, mais je n’ai ensuite vu aucun film d’Ozu pendant quelque temps, parce que je ne parvenais pas à les distinguer : mêmes personnages, mêmes acteurs, histoires presque toujours identiques. J’étais enthousiaste mais ennuyé dans le même temps. J’avais donc besoin de critiques, d’apports théoriques ou analytiques, afin d’appréhender vraiment Ozu, de saisir le sens et la portée de ses films. J’ai ainsi lu le livre de Shiguehiko Hasumi, Ozu, et j’y ai trouvé ce que je cherchais. Mais j’éprouvais aussi la nécessité de découvrir les films muets d’Ozu. Comme tout le monde, je connaissais ses derniers films des années 1950-60, mais je pense que ma véritable découverte d’Ozu est celle de la période muette, nettement différente. J’ai ainsi compris qu’avant la guerre, il était influencé par les films de gangsters américains, et j’étais très surpris. Je me suis alors penché de manière plus méthodique sur Ozu. Le premier film muet que j’ai vu est Femme de la nuit, un film noir tout à fait singulier. Je peux m’estimer chanceux, car j’ai découvert ces films au cinéma, au cours d’une rétrospective ; avant cela, je ne les avais vus qu’en vidéo, ce qui est toujours un peu frustrant. En fin de compte, je pense avoir découvert Ozu de manière cinéphilique, systématique, et c’est sans doute ce qui diffère entre la génération d’Umemoto et la mienne.

Vous mentionnez, l’un comme l’autre, une attraction envers Ozu qui n’a pas été immédiate et s’est construite avec le temps. Également une préférence, d’abord, pour d’autres cinéastes classiques. Avec la découverte d’Ozu, avez-vous eu tendance à hiérarchiser, à créer des échelles de valeur ?

Y.U. Comme j’ai vu un film d’Ozu pour la première fois à l’âge de 7 ans, il n’y avait aucune classification nationale envisageable. Je n’avais pas de repères. Le cinéma, c’est une habitude. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, tout le monde allait au cinéma : en 1958, par exemple, chaque japonais est allé au cinéma environ 15 fois. Les spectateurs voyaient donc beaucoup de films, et indistinctement : Ozu, Kurosawa, les films de série B, etc., avaient tous valeur de divertissement populaire.
Dans mon cas, il n’y a jamais eu de hiérarchie intuitive ou subjective, c’est plutôt un travail progressif d’étude critique cinématographique. C’est donc la lecture des Cahiers du Cinéma, Positif, Kinema Jumpo et des autres revues japonaises, ainsi que les livres de Hasumi, qui m’ont conduit à faire cette classification.

S.K. Je n’ai jamais construit quelque classification que ce soit. Lors de ma découverte des films d’Ozu, ils m’ont semblé si étranges, si singuliers, comparés par exemple à ceux de Kurosawa ou Mizoguchi, que j’ai vu en Ozu un extra-terrestre, un cinéaste absolument hors norme. Je n’ai donc pas éprouvé le besoin de mettre en place de hiérarchie. Ses histoires étaient trop éloignées de celles que j’avais l’habitude de voir pour qu’une échelle de valeur puisse être élaborée.

Y.U. Les films d’Ozu étaient catégorisés selon une critériologie officieuse, attribuable au public spécifique auquel ils étaient censés s’adresser, tel que le voulait en tout cas la Shochiku, compagnie productrice avec laquelle il a travaillé toute sa vie. Il s’agissait donc de « shomin-geki », que l’on pourrait traduire littéralement par « films du petit peuple », souvent assimilés à des drames humanistes.
Ozu est mort dans les années 1960, à une époque où il n’y avait pas de critiques ni d’études cinématographiques. Il n’était donc jamais abordé sous cet angle, et seulement considéré comme un cinéaste réellement populaire. C’est plutôt Donald Richie et les critiques anglais qui ont élevé Ozu au premier rang de cinéaste japonais, voire mondial.

Au Japon, cinéphiles et critiques ont célébré en 2003 à la fois le centenaire de la naissance et le quarantenaire de la mort d’Ozu. Plus largement, quelle est actuellement la place d’Ozu au Japon ? Et quelle visibilité y ont ses films ?

Y.U. Tous les films d’Ozu sont sortis en DVD au Japon ; les voir est donc assez facile. Mais il y a dix ans, quand j’étais rédacteur en chef des Cahiers du cinéma Japon, nous avons consacré un numéro spécial à Ozu, pour le 90e anniversaire de sa naissance, mais personne n’a pu voir un seul de ses films en salle. Il y avait cinq ou six cassettes louables, mais guère plus. La situation a donc considérablement changé ces dix dernières années.

Le public populaire japonais connaît-il Ozu ?

Y.U. Non, pas du tout. Ça reste l’apanage des cinéphiles. Il y a bien sûr des exceptions, que l’on trouve surtout parmi les personnes appartenant à la génération de ma mère, qui a 75 ans. Elles ont vu tous les films d’Ozu, de Kurosawa, etc. C’est normal pour cette génération, ça faisait partie des habitudes du public, il y a quelques décennies. Mais actuellement, pour les jeunes générations, Ozu, Kurosawa, Mizoguchi ont au pire valeur d’archives, et au mieux celle de patrimoine.

S.K. La seule chose dont je sois certain, c’est qu’au sein de la jeune génération cinéphile, beaucoup connaissent et apprécient Ozu. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais des motivations cinéphiliques les incitent à découvrir et redécouvrir sans cesse Ozu. Mais parallèlement, je crois que c’est la nature des histoires que raconte Ozu qui séduit et fait réfléchir ma génération. La forme et la composition des familles a considérablement changé depuis sa génération, les modes de vie ont également évolué. Pourtant, je pense que chacun retrouve quelque chose de personnel ou de proche dans les familles d’Ozu. J’estime de plus qu’après lui, aucun cinéaste n’a réalisé de films semblables aux siens. C’est sans doute pour cela qu’il reste un cinéaste si singulier et qu’il génère cette attraction forte : ses films sont inimitables.

Quelle place Ozu a-t-il à l’Université, et notamment dans celles où l’on enseigne le cinéma ?

Y.U. J’enseigne aux nouveaux étudiants, qui ont 18 ans, jusqu’aux élèves de doctorat. Et pour ces derniers, Ozu est une sorte de sens commun, un must. Mais pour les jeunes étudiants, débutants, Ozu est totalement inconnu, parce que même leurs parents n’ont vu ni Mizoguchi, ni Ozu, ni Kurosawa. Donc je les force à aller voir des films d’Ozu, en salle ou en DVD, en fonction des possibilités. La première réaction n’est jamais très bonne car ils voient, avant tout, la société japonaise des années 1960, qui leur est totalement inconnue. Les films sont ponctués de choses rituelles que les jeunes détestent. Mais s’ils arrivent à en voir un certain nombre successivement, ils commencent à saisir et à comprendre une certaine beauté, la transfiguration de la famille, à partir de leur propre existence. Il y a toujours une résonance entre les films d’Ozu et leurs expériences vécues. C’est à ce moment-là, peut-être, que la compréhension d’Ozu commence pour les jeunes.

Initialement, la tiédeur de leur part vient-elle uniquement d’un rejet des valeurs traditionnelles, ou également d’un cinéma qui, dans sa forme, sa mise en scène, leur semble ennuyeux ?

Y.U. Les deux, à mon avis. Quand j’étais étudiant, mes professeurs nous projetaient régulièrement des films d’Ozu. Et mon prof, qui est spécialiste du cinéma japonais, me disait que les films d’Ozu étaient très japonais, et que les occidentaux ne pouvaient de fait pleinement les comprendre. Selon lui, ses films s’apparentent à une sorte de haïku, et sont une illustration du wabisabi, ce sentiment subtil japonais relatif à l’esthétique épurée. Je n’étais pas d’accord avec cette idée. Peut-être qu’étant jeune, j’étais toujours, par principe, en désaccord avec mon prof, mais j’avais plutôt l’intuition qu’il était préférable de s’en remettre à André Bazin. Je pensais d’Ozu ce que Bazin disait à propos de Rossellini : il a capté l’après-guerre en Italie, et Ozu a fait le même travail au Japon, pendant de longues années. Quand je suis devenu un peu adulte, à l’âge de 22 ou 23 ans, j’ai donc commencé à comprendre la transformation, métamorphose de la ville de Tokyo. Mon expérience vécue s’est reflétée dans les films d’Ozu. À ce moment-là, comme mes étudiants dont je parlais tout à l’heure, j’ai commencé à interpréter les films d’Ozu.

Cela signifie-t-il que les fictions d’Ozu peuvent être considérées comme des documentaires ou des documents, comme cela peut être également le cas, puisque vous l’évoquez, du néo-réalisme italien ?

Y.U. Oui, tout à fait. Après mon retour de Paris, j’ai rencontré Wim Wenders, qui était en train de tourner Tokyo ga, et j’ai fait un entretien avec lui. J’ai ensuite été invité à la projection privée du film, et dans les commentaires off, Wenders a dit « Il y a moi, mon frère, mon père, ma famille dans les films d’Ozu », et je suis d’accord avec cette idée. Cette transformation urbaine, sociale, est mondiale, formellement. Et chacun s’y retrouve, ainsi que son environnement et les siens.

S.K. Dans les films d’Ozu, des éléments centraux de la vie sociale sont présents : l’architecture, la famille, la nourriture, etc. Et Ozu faisait des films très régulièrement, consciencieusement, tous les 2 ou 3 ans. C’est cette régularité, et le fait que les thématiques de ses films soient toutes proches les unes des autres, qui font que les bouleversements sociaux sont perceptibles. Ainsi de la famille : d’abord la famille large, constituée de plusieurs générations, qui s’amenuise progressivement. Idem pour l’architecture, avec l’apparition des petits appartements, notamment à la fin de Bonjour. Le passage à la couleur rend encore plus nets ces changements. Nous avons donc un aperçu de la manière dont la culture et la société changent, historiquement. Nous avons des fragments exprimant ces mutations, c’est évident. Et je pense qu’Ozu était de toute façon très intéressé par ces bouleversements culturels, par exemple la télévision, qui a supplanté progressivement les formes de jeux traditionnels des enfants, qui la réclamaient tous à leurs parents, comme on le voit également dans Bonjour. Les films d’Ozu, pris tant au cas par cas que dans leur globalité, témoignent parfaitement du changement d’atmosphère dans les modes de vie.

Dans le dossier consacré à Ozu dans les Cahiers du Cinéma de l’été 2005, Jean-Michel Frodon rappelle qu’Ozu est dans une sorte d’actualité permanente, que critiques, cinéastes et cinéphiles ne cessent de commenter son oeuvre. Et l’une des approches critiques modernes de sa mise en scène est celle de dispositif. Qu’en pensez-vous ?

Y.U. La notion de dispositif ouvre la comparaison avec le travail des plasticiens, hors ils ne captent pas les images mouvantes, et c’est une énorme différence. À mon avis, Ozu est cinéaste à 100 %. Prenons par exemple Le chœur de Tokyo, que j’ai vu pour la première fois à la Cinémathèque, à Paris. C’est un film muet, qui sonde les années 1930 à Ginza, un quartier du centre de Tokyo. L’histoire est similaire à celle de The crowd de King Vidor. Les deux films évoquent les fondations d’une grande ville moderne, soit Tokyo par Ozu, et New York par King Vidor. Le propos illustre l’idée de Serge Daney, selon laquelle le cinéma capte le XXème siècle. Mais considérer un cinéaste comme un artiste privilégié, qui saisit un moment singulier en usant de techniques spécifiques, est à mon avis une approche trop esthétique. Un film est évidemment une œuvre d’art, mais aussi et surtout un moyen de donner une certaine vision du monde. Et Ozu a réalisé les deux à la fois.

S.K. Précisément, la caméra très basse utilisée par Ozu est souvent ce qui vient en premier dès lors qu’il est question d’aborder son travail esthétique. Je suis donc en partie d’accord avec cette notion de dispositif, car c’est une évidence. J’ai pu constater ce positionnement très particulier de la caméra, qu’Ozu avait d’ailleurs inventé. Il y a quelques années, a en effet été organisée une rétrospective consacrée à Ozu, qui permettait également de voir le type de matériel qu’il utilisait pour tourner. Techniquement, ses personnages sont bas, avec une diction particulière, une façon singulière de débiter les dialogues. Tout semble très artificiel. Mais ce n’est qu’un aspect de son travail. Dans ses films, nous pouvons aussi voir la réalité de nos familles, de nos maisons. Et c’est plus généreux, plus intéressant, que de se focaliser que sur une simple position de la caméra. Un cinéaste a utilisé la position basse de la caméra après Ozu, c’est Tai Kato, un réalisateur de films d’action survoltés. Son style est très opposé de celui d’Ozu, mais ses films sont pourtant très émouvants, avec des séquences très longues, à l’opposé des films d’Ozu.

En France, dans les années 1970, la découverte de la filmographie d’Ozu a été soudaine et massive. Et les comparaisons plutôt rares entre Ozu et d’autres cinéastes japonais, hormis avec Naruse, dans la mise en scène plutôt que pour les thèmes abordés. Qu’en pensez-vous ?

Y.U. A l’époque, dans les années 1950-60, Ozu était un cinéaste isolé. Il a subi des influences, comme celle des films hollywoodiens des années 1930-40. Mais, surtout après la guerre, il faisait toujours ses films seul, par ses propres moyens, sa propre technique, sa propre équipe, etc. Par exemple, Ozu utilisait toujours les mêmes acteurs, notamment Chishû Ryû et Setsuko Hara, alors que c’était variable pour Naruse, ainsi que pour Mizoguchi qui employait des acteurs différents selon les films, mais travaillait toujours avec les mêmes actrices. Ozu était ainsi vraiment isolé et singularisé, techniquement et artistiquement, et son cinéma ne se prête pas vraiment à la comparaison avec ses compatriotes contemporains.
Je préfère comparer Ozu avec Jacques Rivette, ça me semble plus proche. Par exemple, Le pont du Nord, qui décrit une transformation de la ville sous un certain angle, en insistant sur les terrains vagues ou ce type de zones, ressemble à Voyage à Tokyo, à mon avis. Dans les années 1960, deux films d’Ozu étaient programmés au cours d’une rétrospective consacrée au cinéma japonais, mais personne ne les aimait, sauf Jacques Rivette qui applaudissait devant l’écran. Ce n’est pas nécessairement une preuve, mais malgré la différence de surface, d’histoire, l’idée de base des films de Rivette repose sur des représentations proches de celles des films d’Ozu

Quelles étaient la nature et la teneur des discours sur l’œuvre d’Ozu, lors du symposium organisé à Tokyo en 2003 pour le centenaire de sa naissance ?

Y.U. Je n’ai pas assisté à ce symposium, mais j’ai ensuite lu le livre qui le retraçait. Et une seule chose m’a ému, c’est la parole de Kiju Yoshida, qui était assistant d’Ozu. Il avait une sorte d’hésitation, d’admiration, de jalousie envers d’Ozu ; et comme Ozu filmait toujours les mêmes aspects rituels du Japon, le jeune Yoshida détestait son cinéma, considérant qu’Ozu était un cinéaste réactionnaire. Yoshida a ensuite amorcé la Nouvelle Vague, avec Oshima et quelques autres, en réalisant des films vraiment révolutionnaires, portés par un sentiment ambigu. Mais à l’âge de 60 ans, Yoshida s’est rendu compte que ce que faisait Ozu était formidable. Cette transformation est aussi, pour moi, celle de la ville que décrit Ozu dans ses films. Yoshida a donc vraiment vécu une expérience, un bouleversement, tant dans sa manière d’appréhender le réel que dans son travail.

S.K. Pour ce symposium, la plupart des choses avaient déjà été dites. Les ouvrages de Hasumi sont si connus, les analyses si nombreuses, qu’il n’y avait pas de point de vue nouveau sur Ozu. Les commentaires émanaient de cinéastes, de critiques ayant écrit sur Ozu depuis longtemps, et dont les discours font déjà école et sont systématiquement exposés au cours des rétrospectives. J’étais très enthousiaste à l’idée de connaître les points de vue de cinéastes et critiques étrangers. Les propos les plus pertinents étaient sans doute ceux des critiques coréens. Et Charles Tesson a demandé pourquoi la plupart des critiques évoquaient la technique d’Ozu avant de parler de ses histoires. Après le discours de Tesson, j’ai réfléchi à cette question, et notamment sur ce qui fonctionnait dans ce type d’histoires.

Que pensez-vous du film de Hou Hsiao-Hsien, Café Lumière, qui était une commande de la Shochiku pour célébrer le centenaire de la naissance d’Ozu ?

Y.U. C’est à mon avis, avant tout, un film de Hou Hsiao-Hsien, dont le style est très reconnaissable. Et ce film n’est d’ailleurs pas du tout avancé, ce n’est clairement pas le meilleur. Après avoir réussi à s’en écarter, Hou Hsiao-Hsien est revenu à Ozu, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Et pour les repérages, le Tokyo de Hou Hsiao-Hsien -c’est-à-dire essentiellement le quartier de Suidobashi- était exactement celui que nous avions prévu.

S.K. C’est un excellent hommage à Ozu. Mais après avoir vu le film, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de parenté nette avec les films d’Ozu. Je pense donc également que Café Lumière n’est rien de plus qu’un film de Hou Hsiao-Hsien, qui approche pourtant le travail d’Ozu par petites touches. Certaines séquences mettent en scène une famille, développent quelques thèmes liés à la maternité, au fait de vivre quotidiennement à Tokyo, de manger en famille, soit un certain nombre de clichés propres aux films d’Ozu. Pourtant, le personnage masculin, interprété par Tadanobu Asano, passe son temps à recueillir des sons de train, le personnage féminin est à moitié taïwanais et peut donc parler les deux langues. Il me semble que cette atmosphère sonore, ces conceptions du son et de la langue ressemblent à celles d’Ozu. C’est donc un très bon hommage, mais avant tout un film de Hou Hsiao-Hsien, parsemé de quelques références à Ozu.

Selon vous, certains cinéastes japonais s’inspirent-ils directement d’Ozu ? Par exemple, est sorti récemment en France le film de Katsuhito Ishii The taste of tea, et la critique française l’a décrit comme un film d’Ozu modernisé. Qu’en pensez-vous ?

Y.U. C’est peut-être vrai. Ishii a sans doute vu les films d’Ozu, et a tenté de les imiter tout en les plaçant dans le monde contemporain. Mais plus largement, les jeunes cinéastes japonais notoires, tels Shinji Aoyama ou Kiyoshi Kurosawa, n’ont subi aucune influence d’Ozu.
Les films de Wim Wenders, au contraire, sont ouvertement inspirés des films d’Ozu, surtout Alice dans les villes, Faux mouvement, Au fil du temps. Surtout après la lecture de L’image-temps de Jacques Deleuze, je me suis dit que Wenders était un fils d’Ozu.

S.K. Les comparaisons avec Ozu sont toujours trop facilement faites. Il y a une dizaine d’années, après la projection en Europe de l’un des premiers films de Hirokazu Kore-Eda, Maborosi, la critique pensait qu’une séquence précise était un hommage à Ozu, car on y voyait des tatamis, ainsi que le sol.
Au Japon, on peut trouver quelques cinéastes directement inspirés par Ozu, comme Kiju Yoshida, évidemment. Mais on peut relever également certains cinéastes, horripilés par le style d’Ozu, qui décidaient de faire des films radicalement différents, par réaction. Par exemple Seijun Suzuki, qui se plaignait beaucoup d’Ozu lorsqu’il était à la Shochiku, avant de passer à la Nikkatsu. Lorsqu’il était assistant, il a vu les films d’Ozu, et a déclaré que ses films étaient l’ennui incarné : dans ses films, rien ne bouge, jamais. Il était donc farouchement anti-Ozu, et c’est peut-être de là qu’est né son style si dynamique. On ne retrouve donc rien des films d’Ozu dans ceux de Suzuki, qui fonctionnent presque comme antithèses.

Quelle était l’attitude de la Shochiku vis-à-vis d’Ozu ? Avait-il totale liberté, ou le studio lui imposait-il certaines contraintes ?

Y.U. Historiquement, dès qu’Ozu devient réalisateur, c’est-à-dire dès sa sortie de l’assistanat, il est immédiatement responsable de tout. C’est la même chose dans le cas de Naruse et Mizoguchi. Le studio de production donne l’argent, engage les cinéastes, les assistants, et c’est tout. Au cours d’un entretien, Seijun Suzuki a par exemple affirmé qu’il avait beaucoup plus de liberté lorsqu’il était à la Nikkatsu qu’en tant que cinéaste indépendant, car les studios donnaient les moyens maximums. C’est-à-dire que chaque studio était avant tout un dispositif indispensable pour faire un bon film. Ozu, Mizoguchi, Naruse, étaient en quelque sorte des possessions de studio, mais sans qu’il n’y ait de force exercée.

Abordons maintenant la manière dont la critique française, dans les années 1970, a accueilli Ozu de manière analytique, avec en premier lieu la question centrale de la japonité, c’est-à-dire la dimension rigoureusement japonaise des films d’Ozu.

Y.U. Si on évoque cette question, je pense toujours à ce que disait Renoir : plus un film est régional, plus il devient global, international. Même chose chez Hou Hsiao-Hsien, même chose chez Godard : la portée de leurs films est mondiale, en dépit de leur ancrage territorial et culturel. Idem pour Truffaut, qui tournait toujours ou presque à Paris. Donc, la japonité d’Ozu, c’est pour les japonologues. Mais pour les cinéphiles et les gens de cinéma, ça n’a aucun rapport avec la nationalité, ce sont les personnes et les paysages qui comptent. Regardez par exemple le cas de Kiarostami : personne n’a jamais dit de ses films qu’ils étaient trop iraniens. Pour Ozu, c’est un fait d’exotisme.

S.K. Cette approche était en effet récurrente, mais désormais obsolète, relativisée. Je ne parle pas le français, ni ne maîtrise les codes de la culture française, mais dans les films français, les images, les sons et expressions traduisent une réalité que je peux ressentir, qui ne m’est pas imperméable.
Il y a une trentaine d’années, le critique japonais Koichi Yamada a fait des recherches sur le rapport affectif entre certains cinéastes français et Ozu, et seul Rivette adhérait à ses films. Mais en tout cas, rejets ou adhésions n’étaient pas imputables à des raisons concernant la nationalité ou la culture des films. C’est la réception du langage cinématographique, de la narration et de la mise en scène, qui alimentaient les discours des cinéastes français.

Y.U. C’est sans doute la faute de Donald Richie, qui a considérablement insisté sur la japonité d’Ozu. Son livre a été traduit dans de multiples langues, et a rapidement fait école. Et l’approche était la même dans les ouvrages du japonais Tadao Sato.

La critique française a également abordé Ozu en termes privatifs, relevant ce qui ne se trouvait pas dans les films d’Ozu : peu ou pas de mouvements de caméra, des intrigues très souvent similaires d’un film à l’autre, etc. Quel est votre point de vue sur cette approche restrictive ?

Y.U. Etant donné qu’Ozu raconte inlassablement la vie quotidienne, les thèmes se répètent, comme des rituels, et les intrigues sont souvent les mêmes, c’est évident. La forme des films d’Ozu est au centre des préoccupations analytiques, et elle révèle une certaine et étrange beauté. Mais le contenu, l’histoire, la transformation de la famille, excèdent le champ critique, et procurent des sentiments très forts à n’importe qui. Donc, si on parle d’Ozu, on en vient systématiquement à la technique, à l’esthétique uniquement, mais c’est lacunaire : Ozu est un conteur universel, comme Hitchcock, comme Hawks. Par exemple, personne n’a dit de Hitchcock qu’il faisait des films trop imbibés de culture anglaise pour qu’ils soient compréhensibles.

Parmi les réflexions modernes, celle de Shiguehiko Hasumi a valeur de référence, et elle est organisée autour des rituels quotidiens mis en scène dans les films d’Ozu.

Y.U. Je crois que ce livre a été écrit par Hasumi dans l’optique d’effacer les préjugés concernant Ozu. Il a donc utilisé une sorte d’affirmation totale, en utilisant les verbes s’habiller, manger, etc. Pour Hasumi, un film est toujours une image-mouvement, y compris chez Ozu ; il va donc à l’encontre d’un certain courant de la critique postulant que les films d’Ozu sont trop stables, figés radicalement C’est sa manière d’affirmer Ozu stratégiquement. Je ne sais pas si Hasumi est toujours aussi solidement convaincu de cette proposition, mais lorsque ce livre est sorti au début des années 1980, sa démarche était vraiment efficace. Maintenant, à chaque fois que je parle avec Hasumi personnellement, il ne mentionne jamais Ozu esthétiquement ou formellement, il dit « Je pleure toujours à la fin de Voyage à Tokyo. » C’est un homme sentimental. J’approuve le contenu de ce livre, car après sa lecture, ma vision des films d’Ozu s’est enrichie. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je pleure à la fin de Voyage à Tokyo.

S.K. Quand j’ai lu ce livre pour la première fois, j’ai effectivement eu le sentiment que Hasumi voulait ébranler la plupart des discours concernant Ozu, depuis plusieurs générations. Il exclut donc ce qui est censé ozuïen, ce qui est censé être typiquement japonais, soit un certain nombre de clichés autour Ozu, et se concentre sur quelques détails, tels que se nourrir, se déplacer, etc., comme autant d’occurrences narratives. Il y a donc des choses communes, qui se répètent de film en film, et qui touchent à l’universel. C’est une approche raisonnable et convaincante, mais qui peut laisser insatisfait, de par sa grande objectivité, son manque de fécondité pour l’imagination. Il est donc sans doute nécessaire de coupler la lecture de ce livre avec celle du livre de Kiju Yoshida, sorti en France sous le titre Ozu ou l’anti-cinéma.

Quelle est selon vous la meilleure entrée pour entrer en contact avec la filmographie d’Ozu ?

b[Y.U. ]bTokyo ga de Wim Wenders, avant tout film d’Ozu. Et ensuite Voyage à Tokyo, sans doute. J’aime particulièrement Fin d’automne. Il y a 15 ans à Paris, avait lieu la rétrospective Ozu dans un cinéma du IXème arrondissement. J’y ai vu ce film, et à la sortie, j’ai rencontré Dominique Païni, alors Directeur de la Cinémathèque, qui avait également pleuré. En voyant ce film, je me suis souvenu de tout : mon père mort, mes grands-parents morts, la ville de Tokyo où j’ai vécu, toutes sortes de souvenirs ont resurgi. Je crois que les films d’Ozu nous forcent à nous identifier aux personnages, à interroger notre propre mémoire.

S.K. Je répondrai par l’évidence : Voyage à Tokyo et son dernier film, Le goût du saké. Ainsi que Printemps tardif, qui est pour moi le meilleur film d’Ozu, en tout cas son film le plus important.
Je réfléchissais à ce qu’Ozu représente pour ma génération et moi. Ses films demeurent enthousiasmants, pourtant éloignés de nous, vieux de plus de 40 ans. Mais je peux sentir, par exemple, le même mélange entre distance et proximité avec les films d’Edward Yang. Je crois que nous pouvons aborder Yi Yi, qui raconte l’histoire d’une famille composée de trois générations, de la même manière que nous abordons Voyage à Tokyo ou Le goût du saké. Je peux trouver dans les films d’Ozu autant que dans ceux de Yang des situations familières. Dans leurs films, l’émotion est présentée frontalement, toujours relative à des histoires de familles, avec une mise en scène sensible et inventive.

Les films qui ressortent en juillet 2005 sont accompagnés d’un inédit en France, Il était un père. Comment ce film s’inscrit-il dans la filmographie d’Ozu ?

Y.U. Au cours d’une séquence, un père et un film pêchent ensemble, et le film se compose de ce même acte répété trois fois. La distance entre eux deux diminue peu à peu. C’est propre aux films d’Ozu : la description d’un changement dans une relation très intime, d’un rapprochement entre un père et son fils, qu’Ozu capte de manière superbe.

S.K. Yoshida a expliqué ce principe de répétition quant à la partie de pêche, qui marque une construction narrative élaborée, rare dans un film d’Ozu. Il était un père comporte une autre singularité, dans la séquence au cours de laquelle le père meurt. La mort est ici très soudaine : le père s’effondre subitement sur le tatami, contrairement à des films comme Voyage à Tokyo, où nous ne voyons pas le moment du décès de l’un des protagonistes. La mort est ici présentée avec action. C’est très inhabituel, voire exceptionnel dans un film d’Ozu.

Y.U. Historiquement, c’est la charnière. Avant la guerre, les films d’Ozu étaient influencés par les films hollywoodiens de genre, qui ont ensuite laissé place aux romans de famille, seul registre auquel il se soit consacré par la suite. Il était un père entre en résonance particulière avec les films muets d’Ozu, tant il s’en démarque et amorce ce qui suivra, tout en conservant certains procédés formels qu’Ozu abandonnera progressivement.

S.K. Au Japon, le son du film n’était pas très bon, du fait d’une très mauvaise conservation. Certains éléments du film étaient manquants ou détériorés, mais le National Film Center de Tokyo a trouvé une copie en Russie, avec un son parfait ; le film est donc visible avec le son original.
Et le rapport que nous pouvons avoir avec Ozu est de cet ordre : certains de ses films muets ont été perdus, mais parfois, des copies sont miraculeusement retrouvées ; c’est pourquoi nous sommes dans une sorte de découverte permanente d’Onu.
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A l'occasion de la rétrospective Yasujiro Ozu, du 28 septembre au 7 novembre 2005

A lire :
Ozu de Shiguehiko Hasumi, Cahiers du Cinéma, Paris, 1998
Ozu ou l’anti-cinéma de Kiju Yoshida, Actes Sud - Institut Lumière, Arles, Lyon 2004.