Tel le petit poucet, Chaplin a laissé derrière lui des signes, des traces de son empreinte éternelle sur le cinéma. Pas des cailloux, Charlot était trop frêle, ni des miettes de pain, Charlot avait trop faim, mais une profusion d'objets ayant nourri un art de faire rire, pleurer et penser... Tout à fait subjectivement, nous avons choisi d'en conserver dix, pour dresser en cinq étapes un portrait en arlequin de l'artiste.
1- La badine et le melon : apprivoisement du cinéma
Paradoxalement, le succès de Chaplin découle de sa méfiance première envers le cinéma, un nouveau spectacle qu'il connaît mal et pour lequel il se laissera difficilement convaincre d'aller travailler. En deux décennies, le gamin des rues de Lambeth est devenu un acteur de pantomime reconnu, triomphant à travers l'Europe et l'Amérique avec la troupe de Fred Karno. Le cinéma, où l'on ne fait pas directement face au public, où l'on morcelle l'action par le montage, lui apparaît comme une menace pour son jeu théâtral. Surtout, l'humour Keystone, la compagnie de Mack Sennet où il débute à Hollywood en 1914, précipite les personnages dans des courses poursuites frénétiques et collectives où un acteur n'a ni le temps ni l'espace pour développer ses talents.
La première époque est pour lui celle de l'adaptation de sa pantomime au médium cinématographique, qui consiste avant tout à poser l'action pour caractériser un authentique personnage. Ce sera d'abord l'affreux "Chas" Chaplin, énergumène au chapeau haut de forme et moustaches tombantes qui se fraye un chemin dans la société en piquant ses congénères d'une aiguille de couture. Puis apparaît le célèbre vagabond qu'en France on nomme Charlot, appareillé lui, en sus de sa défroque mal assortie, du chapeau melon et de la badine de bambou, sa signature, qui lui offrent un panel inépuisable de postures cocasses. De cette volonté d'établir une gestuelle efficace découle aussi, dès cette première époque, les déambulations à angle droit, virage virevoltant sur un pied, plus long chemin pour rejoindre deux points mais assurément le meilleur pour crever l'écran au coeur de la mêlée.
La première époque est pour lui celle de l'adaptation de sa pantomime au médium cinématographique, qui consiste avant tout à poser l'action pour caractériser un authentique personnage. Ce sera d'abord l'affreux "Chas" Chaplin, énergumène au chapeau haut de forme et moustaches tombantes qui se fraye un chemin dans la société en piquant ses congénères d'une aiguille de couture. Puis apparaît le célèbre vagabond qu'en France on nomme Charlot, appareillé lui, en sus de sa défroque mal assortie, du chapeau melon et de la badine de bambou, sa signature, qui lui offrent un panel inépuisable de postures cocasses. De cette volonté d'établir une gestuelle efficace découle aussi, dès cette première époque, les déambulations à angle droit, virage virevoltant sur un pied, plus long chemin pour rejoindre deux points mais assurément le meilleur pour crever l'écran au coeur de la mêlée.
2- L'escalator et le réveil : huilage du burlesque
De 1915 à 1918, d'abord à la compagnie Essanay puis Mutual, où il obtient de plus en plus de moyens et de liberté de création, Chaplin affine son burlesque cinématographique. En passant par tous les métiers, sports, activités, son personnage est soumis non plus au chaos "sennettien" mais bien à une mécanique proprement "chaplinienne". Des cadrages astucieux, une profondeur de champs optimale et un montage précisément rythmé sont des outils bien plus précieux à l'énergie burlesque que les échanges de tartes à la crème et la destruction systématique du décor. Charlot chef de rayon (The Floorwalker), le premier film Mutual, lance cette série de bijoux de courts métrages basés sur les objets mécaniques du monde moderne, porte-coulissante, porte-tambour, ascenseur, monte-charge ou patins à roulettes, garantissant pléthore de combinaisons irrésistibles, à partir desquelles, si l'on peut dire, l'ingéniosité comique et les capacités athlétiques de Chaplin n'ont qu'à faire le reste.
Chez Karno, le rire s'obtenait notamment par l'interaction savoureuse avec toutes sortes d'objets-partenaires à manipuler, réparer, dompter... C'est l'autre veine développée à cette époque de maturation, un burlesque à périmètre réduit coexistant aux cavalcades de grande ampleur. Le noceur éméché de Charlot rentre tard (One a. m.) affronte les objets récalcitrant à son coucher. Charlot employé d'un prêteur sur gage dans L'Usurier (The Pawnshop) transforme chaque objet en gag, notamment le réveil-matin d'un pauvre client implacablement démonté devant son nez pour ne jamais être remonté. Chaplin développe dans ces films une réelle poétique du gag, par association d'idées, détournements de sens, à l'instar de ce réveil ouvert comme une boîte de thon finissant par sentir mauvais, ou encore l'homme à la tête de contrebasse ou d'abat-jour, la vache à lait dont on actionne la queue telle une pompe à essence, etc. ; autant d'inventions quasi surréalistes, justement prisées par les avant-gardes européennes de ces années-là.
Chez Karno, le rire s'obtenait notamment par l'interaction savoureuse avec toutes sortes d'objets-partenaires à manipuler, réparer, dompter... C'est l'autre veine développée à cette époque de maturation, un burlesque à périmètre réduit coexistant aux cavalcades de grande ampleur. Le noceur éméché de Charlot rentre tard (One a. m.) affronte les objets récalcitrant à son coucher. Charlot employé d'un prêteur sur gage dans L'Usurier (The Pawnshop) transforme chaque objet en gag, notamment le réveil-matin d'un pauvre client implacablement démonté devant son nez pour ne jamais être remonté. Chaplin développe dans ces films une réelle poétique du gag, par association d'idées, détournements de sens, à l'instar de ce réveil ouvert comme une boîte de thon finissant par sentir mauvais, ou encore l'homme à la tête de contrebasse ou d'abat-jour, la vache à lait dont on actionne la queue telle une pompe à essence, etc. ; autant d'inventions quasi surréalistes, justement prisées par les avant-gardes européennes de ces années-là.
3- La glace et le lacet : le rire, une arme
Éternel insatisfait, Chaplin réfléchit à son art de faire rire, cherchant continuellement à l'émanciper du complexe de facilité et de vulgarité qu'ont connu, vis-à-vis de la noblesse du drame, tous les grands auteurs de comédie d'Aristophane à Molière. À l'instar de Bergson dans son célèbre Essai sur la signification du comique, le cinéaste souligne dans un article de 1918 la dimension sociale du rire, comme révélateur d'un certain fonctionnement humain. Pour l'expliquer, il utilise un gag en deux temps du dernier film Mutual, Charlot s'évade (The Adventurer), où le héros se retrouve aux prises avec une boule de glace. Charlot sur un balcon, en pleine séduction de la jeune fille incarnée par Edna Purviance, laisse tomber par accident la glace dans sa chemise. Plus que l'événement potache, c'est sa gène à masquer la situation, en se tortillant pour évacuer la boule par sa jambe de pantalon qui constitue un premier niveau comique. Puis la glace tombe du balcon et s'écrase dans le corsage d'une grosse bourgeoise outragée. La chute de la scène fonctionne ici selon Chaplin sur le plaisir pour le spectateur de voir une personne d'une certain rang social perdre subitement sa contenance. Si elle avait été une petite bonne servant les cocktails, ajoute-t-il, nous l'aurions prise en pitié, sans trouver le courage de s'en moquer.
À partir des premiers films First National, le burlesque chaplinnien ne sera plus gratuit, une intention, un discours sur l'être humain ou sur le monde sous-tendent ses projets : la survie animale des exclus dans Une vie de Chien (A Dog's life), l'absurdité de la guerre dans Charlot Soldat (Shoulder Arms), le rêve américain et la soif de fortune dans La Ruée vers l'or (The Goldrush). L'artiste s'empare de tout pour faire rire, même du pire, le cannibalisme, la faim. Dans ce film, le comparse de Charlot affamé voit en lui une volaille dodue, et ce dernier, dans l'un des plus grands numéros burlesques de Chaplin par détournement d'objet, file la métaphore alimentaire à partir d'une chaussure pour s'offrir un festin : semelle-steak, clou-arrête de poisson, lacet-spaghetti.
À partir des premiers films First National, le burlesque chaplinnien ne sera plus gratuit, une intention, un discours sur l'être humain ou sur le monde sous-tendent ses projets : la survie animale des exclus dans Une vie de Chien (A Dog's life), l'absurdité de la guerre dans Charlot Soldat (Shoulder Arms), le rêve américain et la soif de fortune dans La Ruée vers l'or (The Goldrush). L'artiste s'empare de tout pour faire rire, même du pire, le cannibalisme, la faim. Dans ce film, le comparse de Charlot affamé voit en lui une volaille dodue, et ce dernier, dans l'un des plus grands numéros burlesques de Chaplin par détournement d'objet, file la métaphore alimentaire à partir d'une chaussure pour s'offrir un festin : semelle-steak, clou-arrête de poisson, lacet-spaghetti.
4- Le col et la portière : psychologie du muet
Contrairement à une idée reçue prétendant que Chaplin s'est servi du cinéma sans le servir en retour, sa valeur de cinéaste, certes asservie à l'efficacité comique de son personnage, est pourtant incontestable. Pour faire taire ce type de critiques, il réalise en 1925 L'Opinion publique (A Woman of Paris), un pur mélodrame où Charlot n'apparaît pas. Une scène de ce film, interpelant les cinéastes du monde entier jusqu'en Union Soviétique, affirme le potentiel du cinéma dans l'expression psychologique des personnages. Jean se rend chez Marie, une femme qu'il a aimée et aime encore, pour une visite matinale dans son chic hôtel particulier. Une servante fait tomber par mégarde un col d'habit d'homme d'un tiroir ; Jean le remarque, pensif. Sans dialogue, puisque muet, mais aussi sans recourir à l'écrit par carton d'intertitre, le montage suffit à faire comprendre au spectateur que Jean a vu l'objet, et qu'il en déduit que son ancien amour est devenue une femme aux moeurs légères, entretenue par des hommes passant la nuit chez elle, suffisamment à l'aise pour y oublier leurs affaires.
Dans Les Lumières de la ville (City Lights), une production à cheval entre la fin du muet et le début du parlant, Chaplin réticent à cette révolution sonore entend démontrer que le cinéma muet se suffit à lui-même. Une scène où, pour ce faire, il s'est mis toutes les difficultés sur le dos, lui causera les pires tourments, retournages et dépassements de budgets : à savoir l'élément perturbateur où le public doit comprendre que Charlot est pris pour un riche homme d'affaire par une petite fleuriste aveugle. Elle croit l'entendre monter dans une grosse voiture et lui tend vivement sa monnaie. Nous, nous avons bien vu que ce n'est pas lui qui est monté, puisque Charlot reste prostré près d'elle sans oser bouger pour ne pas la détromper. Quand un dialogue bien choisi, ou un bruit de claquement de portière aurait facilement permis de nous expliquer ce quiproquo, Chaplin s'en remet obstinément aux moyens du muet, par un jeu de panoramiques vifs et complexes détaillant actions et réactions intérieures de chacun. À la voir finalement réalisée, cette scène qui lui a tant coûté paraît couler d'elle-même, avec une fluidité telle qu'on croirait du Mozart visuel.
Dans Les Lumières de la ville (City Lights), une production à cheval entre la fin du muet et le début du parlant, Chaplin réticent à cette révolution sonore entend démontrer que le cinéma muet se suffit à lui-même. Une scène où, pour ce faire, il s'est mis toutes les difficultés sur le dos, lui causera les pires tourments, retournages et dépassements de budgets : à savoir l'élément perturbateur où le public doit comprendre que Charlot est pris pour un riche homme d'affaire par une petite fleuriste aveugle. Elle croit l'entendre monter dans une grosse voiture et lui tend vivement sa monnaie. Nous, nous avons bien vu que ce n'est pas lui qui est monté, puisque Charlot reste prostré près d'elle sans oser bouger pour ne pas la détromper. Quand un dialogue bien choisi, ou un bruit de claquement de portière aurait facilement permis de nous expliquer ce quiproquo, Chaplin s'en remet obstinément aux moyens du muet, par un jeu de panoramiques vifs et complexes détaillant actions et réactions intérieures de chacun. À la voir finalement réalisée, cette scène qui lui a tant coûté paraît couler d'elle-même, avec une fluidité telle qu'on croirait du Mozart visuel.
5- La clef et la baudruche : des images pour l'éternité
Après un voyage à travers le monde au début des années trente, où Chaplin est partout acclamé et couvert de distinctions, l'artiste au contact des populations ouvre les yeux sur la marche de son temps, et surtout ses travers, du monde industriel aux montées des totalitarismes européens. Il tourne moins, perd en lyrisme ce qu'il gagne en engagement, et livre des oeuvres hargneuses et percutantes telles que Les Temps Modernes et Le Dictateur. Citons simplement l'ouvrier prisonnier du rythme aliénant de la chaîne de montage, reproduisant à l'infini tel un automate son geste de clef à molette ; ou encore l'abominable Adenoïd Hynkel embrassant si voracement son globe terrestre qu'il finit par le faire exploser comme un ballon de baudruche.
D'un objet, d'une posture, ces images percent les secrets, éclairent des drames d'une époque, tombant si justes qu'elles ont au fil des années dépassé le strict cadre du cinéma pour s'élever en symboles mêmes des grandes crises du vingtième siècle. Il n'est pas rare en effet de les voir en couverture de revues très sérieuses ou illustrer les manuels scolaires. Évidemment, ces dénonciations semblent aujourd'hui tant pétries d'évidence et de bon sens qu'elles sont devenus des clichés. Mais c'est feindre d'ignorer l'idéale productiviste américain de cette époque, ou la réserve craintive face à Hitler, que de considérer, maintenant que l'histoire à fait son office, qu'il n'y avait pas alors dans la démarche de Chaplin un courage frontal à déverser sur la pellicule, par le biais génial de son art, ses hurlements silencieux face à l'injustice. D'ailleurs, les États-Unis et ses alliés ont su le lui faire payer. Exprimer en une image définitive ce qu'aucune thèse ou long discours ne sauront jamais effleurer, tel est l'apanage des quelques grands artistes décisifs à l'humanité.
D'un objet, d'une posture, ces images percent les secrets, éclairent des drames d'une époque, tombant si justes qu'elles ont au fil des années dépassé le strict cadre du cinéma pour s'élever en symboles mêmes des grandes crises du vingtième siècle. Il n'est pas rare en effet de les voir en couverture de revues très sérieuses ou illustrer les manuels scolaires. Évidemment, ces dénonciations semblent aujourd'hui tant pétries d'évidence et de bon sens qu'elles sont devenus des clichés. Mais c'est feindre d'ignorer l'idéale productiviste américain de cette époque, ou la réserve craintive face à Hitler, que de considérer, maintenant que l'histoire à fait son office, qu'il n'y avait pas alors dans la démarche de Chaplin un courage frontal à déverser sur la pellicule, par le biais génial de son art, ses hurlements silencieux face à l'injustice. D'ailleurs, les États-Unis et ses alliés ont su le lui faire payer. Exprimer en une image définitive ce qu'aucune thèse ou long discours ne sauront jamais effleurer, tel est l'apanage des quelques grands artistes décisifs à l'humanité.
Texte rédigé à l'occasion de la rétrospective Charlie Chaplin de juin-juillet 2014