Le Cinematographe
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Le Cinématographe, salle de cinéma à Nantes et Education à l'image

CYCLES ET RÉTROSPECTIVES

Violence et passion (Gruppo di famiglia in un interno)


de Luchino Visconti



RÉTROSPECTIVE LUCHINO VISCONTI • DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016


Italie-France, 1974, 2h00, VOSTF
avec Burt Lancaster, Silvana Mangano, Helmut Berger
NUM • VERSION RESTAURÉE



Violence et passion (Gruppo di famiglia in un interno)
Dans un étage de son palais, au milieu de ses tableaux , un vieux professeur vit reclus. Une famille très riche le sollicite avec insistance pour louer l’étage au dessus de celui où il vit. Il finit par céder… Gardant un lien avec son époque, celle des années de plomb, Visconti décrit la confrontation de deux mondes à travers deux histoires familiales, celle qui s’est délitée, celle qui se déchire sous nos yeux. Jouant de la symbolique des lieux, la chaude tanière du professeur et le résultat ultramoderne des travaux de rénovation, Visconti impose encore sa maîtrise de l’espace, même si le tournage fut difficile à cause d’une maladie qui l'handicapait. On ne peut s’empêcher de voir dans le vieux professeur, magnifique guépard, une sorte d’autoportrait…

"Dans tous ses films, Visconti s'intéresse beaucoup plus aux rapports des individus entre eux ou avec les réalités de l'Histoire qu'aux drames psychologiques; les destinées personnelles constituent à ses yeux le milieu spectral au travers duquel se décompose, comme en un prisme, notre civilisation décadente; il en révèle ainsi la relativité des valeurs et ne manque jamais de montrer qu'au-delà de ses illusions de grandeur, de permanence ou de liberté, l'homme bute fatalement sur la mort: le corps est soumis à la dégradation; la jeunesse est passagère. On se souvient du tableau de Greuze figurant vers la fin du Guépard (l'agonie d'un vieillard) et les larmes du Prince après le bal. Ce thème de la vieillesse hantée par son propre anéantissement et fascinée par la beauté (de la jeunesse ou de l'art) sera repris sans cesse par l'auteur et court avec précision notamment de l'une à l'autre des œuvres qui forment la trilogie, majeure dans sa filmographie: Les Damnés (1960), Mort à Venise (1970) et Ludwig (1972).
Pendant le montage de ce film, Visconti fut atteint dans sa santé. L'attaque et le risque de rester paralysé n'ont pu que nourrir sa réflexion; il pousse donc plus loin que jamais sa méditation sur lui-même, sur sa classe et sur notre époque. De sa voiture d'infirme, absolument sûr de ses moyens, il a mis en scène un poème déchirant qui ne doit presque rien à l'autobiographie et qui, pourtant, est entièrement nourri de l'expérience intime du cinéaste. Bien que fondée à partir d'une dialectique articulée sur la confrontation de deux espaces (l'appartement labyrinthique du professeur et l'appartement rénové de l'étage au-dessus), sa puissance expressive ne s'explique ici que par l'ordre spirituel qui régit le jeu des intrigues. Par conséquent, le procès que divers analystes, en particulier révisionnistes, font au film (en Italie, L'Unità fut sévère) en y décelant un confusionnisme politique ne me paraît pas justifié. Car la gravité des questions qu'il pose dépasse de loin quelques notations comme l'appartenance de l'époux à un mouvement d'extrême droite ou le récent passé gauchiste de Konrad. Le mécontentement que suscite un tel film chez les progressistes triomphalistes soumis au culte de l'expansion (soi-disant socialiste) me semble témoigner plutôt en sa faveur: il crie à haute voix des vérités gênantes, masquées aujourd'hui par les états-majors de partis aussi bien que par la démagogie des publicistes.
Visconti précipite le réalisme critique au cœur d'une parabole pour livrer, du mal dont souffre la société capitaliste, un diagnostic pessimiste. Ce qui ne l'empêche pas, d'ailleurs, d'élargir le débat pour lancer, en même temps, un hymne à l'amour, un appel à la reconnaissance de soi par la reconnaissance des autres.
Le professeur et le groupe des intrus qui perturbent sa tranquillité de conscience ne sont que les deux faces de la bourgeoisie contemporaine, l'une (en voie de disparition) passéiste, rêveuse et solitaire, coupée du monde, nichée au creux du libéralisme douillet, satisfaite de son sentiment d'avoir lutté contre le fascisme pour la démocratie, et l'autre (envahissante) désireuse de connaître les plaisirs de la consommation, opportuniste et sans scrupule en se donnant l'alibi de la révolte. Contradictoires, ces deux conceptions de l'éthique et de la pratique se heurtent. Chaque spectateur s'efforcera d'en tirer la leçon, mais l'auteur n'apporte aucune conclusion; pas de prêche, ni de sentence; il désigne un chaos idéologique, des affectivités en ruine, une volonté de laisser à la vie sa chance de reprendre racine entre les constructions fonctionnelles de l'univers technologique à la manière des buissons qui poussent au fronton des temples abandonnés. Son unique affirmation clôt le récit; l'ultime visiteuse fait résonner son pas; impossible d'échapper à son verdict, qui est le même pour tous, qu'on l'accueille en joignant les mains ou à bras ouverts.
Le professeur en robe de chambre dans ses vastes salons remplis de livres empilés et d'objets d'art (il apprécie par-dessus tout ces compositions de la peinture anglaise du XVIII° siècle nommées "conversation pieces") représente le type de l'intellectuel humaniste; il déclare être d'une génération qui estimait logique et harmonieux le passage de la politique à la morale. Il a pu croire à la science, mais a déchanté lorsqu'il s'aperçut que sous le prétexte de libérer les hommes (en dominant la nature, selon le schéma des marxistes), elle contribue à les rendre esclaves. Il a fait la guerre, mais l'âge aidant, il s'est retiré derrière son rempart culturel, ajoutant à ses déclarations d'esthète le bonheur de la bonne chère, car il possède encore des terres d'où lui viennent les nourritures saines conservées dans un réduit et les vins de sa cave.
Brutalement, une étrange tribu pénètre chez lui, s'impose et obtient d'habiter, c'est-à-dire aussi de transformer, l'étage supérieur de sa maison. Il ressent la présence de ces gens comme une agression; tout, en eux, le choque ou le dégoûte, à commencer par la vulgarité de leur langage, leurs préoccupations futiles ou l'extravagance de leurs mœurs. Néanmoins quelques réactions inattendues le touchent. Il s'étonne d'entendre Konrad parler d'un tableau avec intelligence, croit que son interlocuteur a suivi, sur le sujet, des études sérieuses, et s'étonne plus encore en l'entendant avouer: "J'ai eu tout le loisir de l'étudier puisqu'il se trouve, chez des amis, suspendu près du téléphone!" Bref le professeur a horreur de ses locataires qui par instants, forcent néanmoins, imperceptiblement, sa sympathie. Un air de Mozart, un rire, un regard, une douleur vite escamotée par l'ironie ou la trivialité finissent par l'émouvoir, lui qui se revoit parlant de son grand-père à sa maman ou qui évoque avant de s'endormir l'échec de son mariage. A l'exaspération fera place, parfois, le dialogue; et le professeur comprendra ce qu'il a gagné sans le savoir, ce qu'il perd brusquement, quand il pénètre dans le décor moderne en portant le cadavre de Konrad, plan d'une beauté bouleversante qui précise d'un coup le sens de ce film admirable.
Visconti ne cède pas à la nostalgie et n'accuse pas l'avenir d'être menaçant, même s'il déclare par la bouche du professeur que le prix du progrès est la destruction. Il ne se veut pas sociologue ou délivreur de messages, et la signification centrale de ce nouveau chef-d'œuvre naît de ce que chacun des cinq personnages principaux peut apporter aux quatre autres, que ce soit par la confusion, le mensonge, la douceur involontaire, le besoin de tendresse ou le défi. Dans cette société qui ne permet pas que survive un idéalisme trompeur et qui se trouve en proie à la corruption galopante, il ne s'agit pas plus de vouloir demeurer pur que de se laisser mourir; il convient plutôt d'essayer de renouer la communication (autrement que par le téléphone!) en retrouvant au niveau de la petite cellule un geste juste, un mot vrai, la faculté d'écouter et de ne pas condamner, de rompre les vieux codes et surtout d'adapter ce que l'on pense à ce que l'on fait dans le quotidien, afin de regagner sur la veulerie du social une dignité du cœur et de l'esprit.
A cet égard, ce film au titre français stupide constitue une poignante méditation, un magnifique poème vraiment révolutionnaire." Freddy Buache, Le cinéma italien (1945-1979), Éditions L'Âge d'Homme

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