L'AMÉRIQUE DES MARGES • OCTOBRE-NOVEMBRE 2016
de Debra Granik • USA, 2011, 1h40, VOSTF
avec Jennifer Lawrence, John Hawkes, Kevin Bresnahan
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avec Jennifer Lawrence, John Hawkes, Kevin Bresnahan
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Dans la forêt des Ozarks du Missouri, Ree Dolly, encore adolescente, doit s’occuper de ses jeunes frère et sœur et de leur mère invalide. Suite à la mise en caution de la maison familiale par leur père, ancien dealer voulant échapper à la prison, Ree part à sa recherche. Adapté du roman de Daniel Woodrell, Winter’s Bone évoque une Amérique paupérisée, construite sur des rituels ancestraux et la loi de silence, que les métamorphoses de l’héroïne viennent ébranler.
«Si vous avez mégoté sur l’effort dans les petits matins blêmes, c’est sous la cruelle lumière des projecteurs que ça vous retombera dessus.» On prête la citation à Joe Frazier, le seul boxeur qui avait réussi à mettre sur le cul Mohammed Ali au temps de sa splendeur. La phrase a inspiré le titre du premier roman de Daniel Woodrell et, par une heureuse coïncidence, elle va comme un gant au film de Debra Granik. La réalisatrice américaine a passé près de quatre ans de sa vie à peaufiner l’adaptation d’un autre roman de Woodrell, Winter’s Bone, traduit en poche aux éditions Rivages sous le titre Un hiver de glace. Quatre ans durant lesquels, justement, elle n’a mégoté sur rien, multipliant les voyages de New York où elle vit pour le fin fond du Missouri, sillonnant en tous sens les monts Ozarks, contrée frisquette à demi-sauvage où pauvreté et rudesse sont aussi vivaces que les sapins qui recouvrent la montagne. Elle y a cherché obstinément tout ce qui fait l’ossature et la chair de son film. Et, bonne nouvelle, elle a tout trouvé.
Daniel Woodrell pour commencer, qui y habite et qui a fait de ce décor éternellement Américana le cadre et le moteur de la plupart de ses polars réalistes. Debra Granik y a écrit un scénario d’une noirceur oppressante, s’accrochant au cruel parcours initiatique d’une jeune fille chassée de son adolescence à coups de godasses, et ça n’a rien d’une métaphore. Elle y a déniché aussi les paysages, les routes poussiéreuses, les bistrots lugubres, les maisons menaçant ruines, traquant le plus infime détail dans les arrière-cours boueuses encombrées de jouets cassés et de carcasses de chariots de supermarché. Elle y a enfin trouvé des gens qui furent bien davantage que des gueules abîmées vouées à la figuration. «Anne Rosellini, avec qui j’ai écrit le script, et moi avons utilisé des comédiens professionnels et des gens du coin. Le personnage du chef de clan, par exemple, est un motard de la Bikers Church. Un type passionnant, ancien du Vietnam qui sillonne tout le pays à moto depuis des années. Son nom, c’est Stray Dog, chien errant. Il l’a inscrit sur son blouson, et c’est un bon résumé de son existence. Il est un témoin, un reporter de ce que la vie peut avoir de plus difficile en Amérique.»
Au cours de ses innombrables voyages, Debra Granik a rencontré des centaines de personnes, pris des milliers de photos. «Parce que ce que nous avions besoin de voir à quoi ressemblaient la maison, les forêts, les gens dont Daniel Woodrell parlait en détails dans le roman. C’était essentiel.» Cette porosité entre la fiction et la réalité locale est tout sauf une coquetterie de cinéaste new-yorkaise en mal de folklore.
(...) En dépit d’une parenté de façade avec, par exemple, un Delivrance, Winter’s Bone n’a rien d’un film où misère et obscurantisme auraient une dimension exotique. «J’ai la conviction que rien à l’écran n’est exotique mais, au contraire, très familier en Amérique. Je suis très sensible sur cette question parce que nous avons impliqué de nombreuses familles et que je ne voulais pas que l’interprétation de leur réalité soit trop éloignée de la vérité. Il fallait faire attention à expurger la moindre notion de jugement moral sur leurs conditions de vie. Ce n’est pas anodin que les gens là-bas puissent garder la même voiture vingt ou trente ans ou que la chasse ne soit pas un sport mais une tâche comme une autre. Au Missouri, comme dans huit ou dix autres Etats aux Etats-Unis, les enfants ne vont à l’école que quatre jours par semaine, de sorte qu’ils puissent aider leur famille. Il fallait que tout cela se perçoive à l’écran.»
Cette réalité que montre Granik n’est ni un fantasme citadin ni un plaidoyer démago aux valeurs éternelles de la campagne. La brutalité de son image, associée aux soins délicats avec lequel elle brosse une douloureuse galerie de portraits (des comédiens chevronnées comme John Hawkes ou Sheryl Lee jusqu’aux inconnus aux regards brûlants), font de Winter’s Bone un film extraordinairement moderne, décrivant un monde, le nôtre, qu’on aimerait oublier et qu’il faut bien, de temps en temps, regarder au fond des yeux.
Bruno Icher, Libération.
«Si vous avez mégoté sur l’effort dans les petits matins blêmes, c’est sous la cruelle lumière des projecteurs que ça vous retombera dessus.» On prête la citation à Joe Frazier, le seul boxeur qui avait réussi à mettre sur le cul Mohammed Ali au temps de sa splendeur. La phrase a inspiré le titre du premier roman de Daniel Woodrell et, par une heureuse coïncidence, elle va comme un gant au film de Debra Granik. La réalisatrice américaine a passé près de quatre ans de sa vie à peaufiner l’adaptation d’un autre roman de Woodrell, Winter’s Bone, traduit en poche aux éditions Rivages sous le titre Un hiver de glace. Quatre ans durant lesquels, justement, elle n’a mégoté sur rien, multipliant les voyages de New York où elle vit pour le fin fond du Missouri, sillonnant en tous sens les monts Ozarks, contrée frisquette à demi-sauvage où pauvreté et rudesse sont aussi vivaces que les sapins qui recouvrent la montagne. Elle y a cherché obstinément tout ce qui fait l’ossature et la chair de son film. Et, bonne nouvelle, elle a tout trouvé.
Daniel Woodrell pour commencer, qui y habite et qui a fait de ce décor éternellement Américana le cadre et le moteur de la plupart de ses polars réalistes. Debra Granik y a écrit un scénario d’une noirceur oppressante, s’accrochant au cruel parcours initiatique d’une jeune fille chassée de son adolescence à coups de godasses, et ça n’a rien d’une métaphore. Elle y a déniché aussi les paysages, les routes poussiéreuses, les bistrots lugubres, les maisons menaçant ruines, traquant le plus infime détail dans les arrière-cours boueuses encombrées de jouets cassés et de carcasses de chariots de supermarché. Elle y a enfin trouvé des gens qui furent bien davantage que des gueules abîmées vouées à la figuration. «Anne Rosellini, avec qui j’ai écrit le script, et moi avons utilisé des comédiens professionnels et des gens du coin. Le personnage du chef de clan, par exemple, est un motard de la Bikers Church. Un type passionnant, ancien du Vietnam qui sillonne tout le pays à moto depuis des années. Son nom, c’est Stray Dog, chien errant. Il l’a inscrit sur son blouson, et c’est un bon résumé de son existence. Il est un témoin, un reporter de ce que la vie peut avoir de plus difficile en Amérique.»
Au cours de ses innombrables voyages, Debra Granik a rencontré des centaines de personnes, pris des milliers de photos. «Parce que ce que nous avions besoin de voir à quoi ressemblaient la maison, les forêts, les gens dont Daniel Woodrell parlait en détails dans le roman. C’était essentiel.» Cette porosité entre la fiction et la réalité locale est tout sauf une coquetterie de cinéaste new-yorkaise en mal de folklore.
(...) En dépit d’une parenté de façade avec, par exemple, un Delivrance, Winter’s Bone n’a rien d’un film où misère et obscurantisme auraient une dimension exotique. «J’ai la conviction que rien à l’écran n’est exotique mais, au contraire, très familier en Amérique. Je suis très sensible sur cette question parce que nous avons impliqué de nombreuses familles et que je ne voulais pas que l’interprétation de leur réalité soit trop éloignée de la vérité. Il fallait faire attention à expurger la moindre notion de jugement moral sur leurs conditions de vie. Ce n’est pas anodin que les gens là-bas puissent garder la même voiture vingt ou trente ans ou que la chasse ne soit pas un sport mais une tâche comme une autre. Au Missouri, comme dans huit ou dix autres Etats aux Etats-Unis, les enfants ne vont à l’école que quatre jours par semaine, de sorte qu’ils puissent aider leur famille. Il fallait que tout cela se perçoive à l’écran.»
Cette réalité que montre Granik n’est ni un fantasme citadin ni un plaidoyer démago aux valeurs éternelles de la campagne. La brutalité de son image, associée aux soins délicats avec lequel elle brosse une douloureuse galerie de portraits (des comédiens chevronnées comme John Hawkes ou Sheryl Lee jusqu’aux inconnus aux regards brûlants), font de Winter’s Bone un film extraordinairement moderne, décrivant un monde, le nôtre, qu’on aimerait oublier et qu’il faut bien, de temps en temps, regarder au fond des yeux.
Bruno Icher, Libération.
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