
Encore peu connu en France au milieu des années 2000, quand la première rétrospective d’envergure lui a été consacrée, Frederick Wiseman est d’emblée apparu comme le grand imagier de l’Amérique : le natif de Boston a tourné, avant et depuis, dans près de vingt États des USA, dont il a quadrillé les lieux de travail, surtout les services publics – car il en reste : la prison (Titicut Follies), la police (Law and Order), l’hôpital (Hospital), le tribunal (Juvenile Court), l’aide sociale (Welfare), la bibliothèque municipale (Ex Libris, the New York Public Library), la cité HLM (Public Housing), le lycée (High School II)… À force de répéter que Wiseman est le « cinéaste des institutions », on finit par le prendre pour une institution à lui tout seul. Ou pire, un monument : la durée parfois massive de ses films peut à tort faire passer son acuité documentaire pour une entreprise d’engrangement du réel, une somme consciencieuse de ce qui existe, un enregistrement pour la postérité.
SPECTACLE VIVANT. Or il faut écouter le « Strike Up the Band » de la fanfare du pénitencier psychiatrique qui clôt joyeusement, quoique non sans pathos et stridences, son tout premier film, Titicut Follies (1967), et remarquer que dans chacun des suivants, au moins à un moment, les arts vivants s’invitent. Pour Wiseman, l’Amérique est d’abord cela : le lieu où quoi qu’il arrive, le spectacle doit continuer. Pour le dire autrement : dans ce pays, il n’est pas besoin de tourner de film de fiction, puisque les situations du quotidien, si on prête l’oreille comme il le fait (rappelons que dans son équipe de tournage réduite, il tient la perche, pas la caméra), transforment celui-ci en théâtre.
Objection : n’y a-t-il pas une facilité à appeler « théâtre » tout moment un peu dramatique ou comique, toute situation réelle qui vaut d’être retenue au montage, pour peu que la personne filmée, la présence de la caméra l’y poussant, cabotine un tantinet ? Non, on appelle ici « théâtre » le rituel qui consiste à représenter une situation devant un public, sur une scène. Cet art, Wiseman en a le goût depuis au moins les années 1950, quand, frais émoulu de ses études de droit, il a vécu quelque temps à Paris, fréquenté les théâtres, et même rencontré Samuel Beckett (des décennies plus tard, Wiseman jouera Willy dans Oh les beaux jours du même Beckett au théâtre du Vieux-Colombier). On pourra, au choix, faire remonter cette passion beaucoup plus loin : bien qu’avare en épanchements autobiographiques, il a pourtant raconté que sa mère, qui avait voulu devenir actrice mais s’occupait d’un centre de psychanalyse institutionnelle pour enfants à Boston, rentrait le soir et lui racontait sa journée, quand il était petit, en le faisant rire aux larmes par ses imitations : « Elle m’a ‘présenté’ des antiquaires, des bijoutiers, des conducteurs de trams, des laveurs de vitres, des vendeurs de voitures d’occasion, des secrétaires, des agents immobiliers, des traiteurs, des épiciers, des bouchers, des éleveurs de poulets, des petites-bourgeoises désabusées », se souvient-il (1). La longueur de l’inventaire fait penser à celle, hors-normes, de la plupart des films de Wiseman et de son ambition, répétée d’entretien en entretien, de faire un seul long film de cent heures - durée aujourd’hui dépassée.
Le spectacle vivant, Wiseman a fini par le filmer frontalement à partir de Ballet (1995), sur l’American ballet Theater de New York, Paris restant le lieu des arts vivants pour lui, de l’immense La Comédie-Française (1996) au film qui l’a fait connaître d’un public plus large en France en raison d’une sortie nationale en salle, La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris (2009), avant Crazy Horse – 2011, plus osé car sans cache-sexe institutionnel ! Mais cet intérêt pour la scène n’est pas né tardivement et comme un contrepoids à la violence et à la misère du monde qu’il avait documentées dans les vingt-cinq premières années de sa carrière. Il ne constitue pas une échappée artistique, il s’insinue partout dans le monde. Dans Public Housing (1998), l’un de ses très grands films, l’absence de perspectives professionnelles des habitants de la cité Ida Wells, aux abords de Chicago, est contrée par une initiative associative fructueuse qui consiste à convaincre des ex-locataires devenus célèbres à venir littéralement faire leur show pour inspirer les jeunes gens, leur donner espoir qu’un changement est possible. Un enjeu politique est donc suspendu au showmanship, le mot anglais qui signifie les qualités de performance de quelqu’un. Chez Wiseman, il n’est pas d’occasion trop petite ou trop peu solennelle pour qu’une scène surgisse, qu’un théâtre de poche se crée. Dans le finale hilarant et touchant de The Store (1983), après une heure de négociations entre des clients fortunés et des vendeurs de bijoux ou de visons hors de prix, c’est dans un arrière-bureau que le théâtre sonne à la porte, déguisé en grosse marionnette jaune à bec et à plumes. On fête l’anniversaire d’une employée d’un certain âge, et ce sont des vœux chantés et, bientôt, déshabillés, que vient lui débiter ce drôle d’oiseau. Le fou rire de la reine d’un jour, si communicatif, ressaisit soudain tout le théâtre sérieux du film, épopée saisissante de ce que le capitalisme reaganien qui s’annonce fait à l’individualisme, à l’image de soi, en particulier celle des femmes. L’épilogue à plumes n’est pas une pirouette, c’est une porte de sortie, une petite porte, car le film n’oublie jamais que derrière le « bonheur des dames » du grand magasin de luxe, il y a mille petites mains.
ATTENDRE GODOT. Par son patient travail de montage, le cinéaste donne à voir la dramaturgie de ce qui apparaît souvent comme informe : la routine du travail, l’attente dans un centre de santé, l’ennui d’une après-midi dans une salle de classe. Faire un film, ce n’est pas laisser tourner la caméra très longtemps en espérant qu’il se passe quelque chose. C’est se camper devant cette pâte apparemment étirée jusqu’à l’insignifiance, la malaxer à force d’attention, et faire apparaître sa dramaturgie, comme une ossature qui saillit sous la peau. Dans Welfare (1975), au centre d’aide sociale du sud de Manhattan, un couple littéralement affamé réclame le « traitement d’urgence » – des bons de logement et de nourriture. Nonchalante, l’employée qui l’interroge est sur son quant-à-soi administratif. Au fur et à mesure de leurs échanges, on apprend non seulement que le demandeur fut jadis lui-même employé de la sécurité sociale – vertige –, mais que sa compagne et lui sont successivement célibataires puis mariés chacun de son côté, candides et menteurs, puis à nouveau, malgré leurs mensonges, réellement en détresse : le film ne fait que commencer et déjà la salle d’attente n’est plus réduite au cliché du melting pot, c’est la moire incessante du genre humain, la racine même du théâtre de l’absurde. Le monologue du très beckettien monsieur Hirsch, « chercheur en parapsychologie » qui vole pour manger et, comme il le dit, attend « Godot, la justice, l’équité » de bureau en bureau, est placé stratégiquement à la fin des 2h47 de Welfare, juste avant les plans finaux sur des gens qui eux aussi, à longueur de journée, attendent. « J’ai tout le temps, toute la patience. Merci… », finit-il par lâcher, comme un démiurge peut-être mais aussi comme un acteur, un performeur de la démocratie, qui sait que le film en train de se tourner donnera une forme nouvelle au théâtre.
J’ai tout le temps, toute la patience : ce luxe insolent est aussi celui de Wiseman, preneur de son et monteur, qui ne transigera jamais sur la juste durée de ses films, plus de six heures pour les soins palliatifs de Near Death (1989), 217 minutes pour State Legislature (2007), longtemps non diffusé par Arte qui avait pré-acheté un film plus court, plus de quatre heures pour At Berkeley (2013), sur l’université prestigieuse de la Côte Ouest, dans lequel un professeur explique que le cerveau ne sait pas mesurer abstraitement le temps, justement, et qu’il ne peut le faire qu’en créant des événements. Les films que Wiseman créent ne « volent » pas son temps au spectateur happé dans une salle, il lui fait justement ressentir une durée comme une succession d’événements théâtraux, de chocs dramaturgiques.
Est-ce à dire que tout lieu est une scène improvisée, escamotable ? En quelque sorte : si des prisonniers mal en point peuvent monter un show chaque année, si les étudiants de bonne famille du lycée de High School (1968) se travestissent dans un spectacle plus transgressif que ne le laisse penser l’ambiance de patronage, alors oui, Wiseman fait scène de tout bois. Il étend parfois cette « scène » à l’échelle internationale, comme dans Manœuvre (1979), sur un exercice de terrain mené par des soldats de l’OTAN en Allemagne dans lequel les combattants disent tranquillement « pouce » pour une pause-déjeuner, comme on peut le faire quand on répète une pièce. Simuler, c’est jouer, faire l’acteur. Mais si comme l’écrit Shakespeare, « le monde est une scène », celle-ci n’est-elle pas trop vaste pour un seul homme ? Presque trop vaste : dans At Berkeley, on voit un jardinier juché sur sa tondeuse motorisée tondre le gazon, on pense que c’est une scène de transition, paysagère, sans signification, mais plus tard, lors d’une réunion de direction de la faculté, on apprend que cet homme est l’unique jardinier du campus, qu’il doit donc couvrir un terrain immense. Wiseman a la même humilité que lui, et la même certitude d’y arriver. Il peut prendre quatre heures pour montrer comment fonctionne le restaurant étoilé de Menus plaisirs, c’est-à-dire plus longtemps que ne dure un repas, même copieux, mais à peu près la durée du cycle de digestion. Il faut ce qu’il faut !
LE DOCUMENTAIRE, UN ART TOTAL ? Impossible, donc, de croire à un Wiseman clivé, divisé entre un docteur Jekyll du sérieux documentaire et un Mister Hyde de l’illusion comique ou du cabaret seins nus (Crazy Horse). L’équilibre trouvé dans La Comédie Française ou l’amour joué, comme dix ans plus tard dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris, est à cet égard éloquent : deux femmes campant au carrefour de la politique et des arts vivants y règnent. Alors que la direction du Français célèbre sa doyenne centenaire, la sociétaire d’âge déjà mûr Catherine Samie, dans une mémorable tirade, s’indigne de la précarité sociale des membres de l’illustre théâtre, parlant sans complexe dentier et note de téléphone. Quant à Brigitte Lefèvre, alors directrice de la danse à l’Opéra, elle fait face à une grève qui l’amène à exposer son credo managérial et artistique. Dans La Danse, Wiseman tient ensemble les coulisses du pouvoir, celles du spectacle (l’exigence folle des entraînements), sans rendre illustratives les captations du spectacle du chorégraphe McGregor qui se prépare. Cadrage et montage traduisent l’intérêt profond du cinéaste pour la chorégraphie, la dramaturgie, la musique et la scénographie indissociablement liées en une seule œuvre. A tel point que l’on a l’impression que dans les murs de l’Opéra de Paris, Wiseman est à la recherche d’un cinéma qui serait un théâtre total (le Gesamtwerk wagnérien), la somme de tous les arts.
Ce point de rencontre, Wiseman le trouve dans un lieu qui n’est ni américain, ni un lieu de spectacle vivant : le musée londonien de National Gallery (2014), l’un de ses chefs-d’œuvre. Un musée est pourtant plein d’écueils pour un documentariste : comment ne pas « muséifier » sa propre mise en scène en filmant des tableaux anciens, des salles au parquet ciré, des réunions dont l’enjeu consiste à parvenir à combiner subventions publiques et mécénat ? Contre toute attente, dans National Gallery, la dramaturgie émane des œuvres elles-mêmes, parce que celles-ci sont accompagnées de paroles. Devant un tableau de 1377 représentant des saints, une guide plonge un groupe de jeunes visiteurs dans une atmosphère médiévale, mettant en scène la réception de l’œuvre : « Vous êtes dans une église, la lumière des bougies se reflète dans l’or du tableau. Vous ne savez ni lire ni écrire, vos maisons sont trop chaudes en été, trop froides en hiver, les gens meurent tout le temps, vous vous dites peut-être : ‘Si j’agis bien, je peux aller au royaume de Dieu’… ». Un autre tableau se surimprime ainsi verbalement sur celui que nous voyons – celui que voyaient les spectateurs médiévaux, dépourvus d’autres images –, et le film donne à voir et à entendre une œuvre reconfigurée par la parole. Par la suite, Wiseman filme des séquences de danse et de lecture de poèmes devant des tableaux du Titien, ou encore un concert de piano dans le musée, et il conserve au montage un conférencier qui rappelle le désir du peintre Poussin « d’incorporer la sculpture » à la peinture. Il ne s’agit pas ici d’interdisciplinarité, mais de rendez-vous cruciaux avec les autres arts : des moments qui mettent à l’épreuve le cinéma documentaire.
Que le théâtre de Wiseman soit central à son cinéma et qu’il aimante les autres arts à son carrefour, on pourrait le démontrer aussi par l’absurde, c’est-à-dire en convoquant un film où l’art est complètement et désespérément absent : dans Monrovia, Indiana, tourné en 2018, la bourgade du titre n’a pas encore voté aux élections présidentielles, mais à la sortie du film, elle se révèlera sans surprise trumpiste à 76 %. Dès les plans du début sur un troupeau de vaches qui piétine sur un sol souillé, une chose est sûre : cette ville ensommeillée attend. Mais pas Godot, comme le lettré qui citait Beckett dans les couloirs d’un centre de sécu. Non, plus banalement (nous sommes dans le Midwest de la « Bible belt », la ceinture pieuse de l’Amérique), elle attend son sauveur. Que Wiseman filme un rite à l’église ou une loge de francs-maçons, à Monrovia, la même chose en ressort : dans une situation a priori théâtrale, la parole, si importante dans tous les autres films, semble robotique. Les mots coulent, désincarnés, proférés sans conviction, en boucle, inéluctables mais dépourvus de sens. « Nous subissons des tribulations », explique le prêtre à ses fidèles, « jusqu’à ce que Dieu arrive et fasse tout rentrer dans l’ordre » – en anglais « until God makes everything right again », une formulation dans laquelle on entend le slogan de campagne de Donald Trump « Make America great again ». Joies ou peines, toutes les cérémonies du quotidien sont ici empreintes d’une tonalité funèbre. Avec cette dramaturgie qui n’advient pas, c’est la démocratie que l’on enterre à bas bruit. Soit l’exact contrepied de ce qui se produisait dans le film précédent de Wiseman, Ex Libris, the New York Public Library (2017), sur la bibliothèque de New York et ses nombreuses annexes : les livres, documents, images disponibles au prêt prennent dans ce film une forme à chaque fois différente pour circuler dans des quartiers très divers de la ville, comme une troupe de théâtre en tournée. Le texte sous toutes ses formes fait tache d’huile, et même quand il n’y a pas de scène, il n’est jamais lettre morte, il circule. Le théâtre existe encore, puisqu’il faut pour qu’il existe, un texte et un corps. Définition que Wiseman, en se l’appropriant, en l’incarnant lui-même et en payant de sa personne (essayez de tourner quand vous serez nonagénaire !) a tordu tant et plus pour en faire celle du cinéma.
1. Marie-Christine de Navacelle et Joshua Siegel (dir.), Frederick Wiseman, trad. Victoria Mortimer et Marie d’Origny, Gallimard/Moma, 2010.
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SPECTACLE VIVANT. Or il faut écouter le « Strike Up the Band » de la fanfare du pénitencier psychiatrique qui clôt joyeusement, quoique non sans pathos et stridences, son tout premier film, Titicut Follies (1967), et remarquer que dans chacun des suivants, au moins à un moment, les arts vivants s’invitent. Pour Wiseman, l’Amérique est d’abord cela : le lieu où quoi qu’il arrive, le spectacle doit continuer. Pour le dire autrement : dans ce pays, il n’est pas besoin de tourner de film de fiction, puisque les situations du quotidien, si on prête l’oreille comme il le fait (rappelons que dans son équipe de tournage réduite, il tient la perche, pas la caméra), transforment celui-ci en théâtre.
Objection : n’y a-t-il pas une facilité à appeler « théâtre » tout moment un peu dramatique ou comique, toute situation réelle qui vaut d’être retenue au montage, pour peu que la personne filmée, la présence de la caméra l’y poussant, cabotine un tantinet ? Non, on appelle ici « théâtre » le rituel qui consiste à représenter une situation devant un public, sur une scène. Cet art, Wiseman en a le goût depuis au moins les années 1950, quand, frais émoulu de ses études de droit, il a vécu quelque temps à Paris, fréquenté les théâtres, et même rencontré Samuel Beckett (des décennies plus tard, Wiseman jouera Willy dans Oh les beaux jours du même Beckett au théâtre du Vieux-Colombier). On pourra, au choix, faire remonter cette passion beaucoup plus loin : bien qu’avare en épanchements autobiographiques, il a pourtant raconté que sa mère, qui avait voulu devenir actrice mais s’occupait d’un centre de psychanalyse institutionnelle pour enfants à Boston, rentrait le soir et lui racontait sa journée, quand il était petit, en le faisant rire aux larmes par ses imitations : « Elle m’a ‘présenté’ des antiquaires, des bijoutiers, des conducteurs de trams, des laveurs de vitres, des vendeurs de voitures d’occasion, des secrétaires, des agents immobiliers, des traiteurs, des épiciers, des bouchers, des éleveurs de poulets, des petites-bourgeoises désabusées », se souvient-il (1). La longueur de l’inventaire fait penser à celle, hors-normes, de la plupart des films de Wiseman et de son ambition, répétée d’entretien en entretien, de faire un seul long film de cent heures - durée aujourd’hui dépassée.
Le spectacle vivant, Wiseman a fini par le filmer frontalement à partir de Ballet (1995), sur l’American ballet Theater de New York, Paris restant le lieu des arts vivants pour lui, de l’immense La Comédie-Française (1996) au film qui l’a fait connaître d’un public plus large en France en raison d’une sortie nationale en salle, La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris (2009), avant Crazy Horse – 2011, plus osé car sans cache-sexe institutionnel ! Mais cet intérêt pour la scène n’est pas né tardivement et comme un contrepoids à la violence et à la misère du monde qu’il avait documentées dans les vingt-cinq premières années de sa carrière. Il ne constitue pas une échappée artistique, il s’insinue partout dans le monde. Dans Public Housing (1998), l’un de ses très grands films, l’absence de perspectives professionnelles des habitants de la cité Ida Wells, aux abords de Chicago, est contrée par une initiative associative fructueuse qui consiste à convaincre des ex-locataires devenus célèbres à venir littéralement faire leur show pour inspirer les jeunes gens, leur donner espoir qu’un changement est possible. Un enjeu politique est donc suspendu au showmanship, le mot anglais qui signifie les qualités de performance de quelqu’un. Chez Wiseman, il n’est pas d’occasion trop petite ou trop peu solennelle pour qu’une scène surgisse, qu’un théâtre de poche se crée. Dans le finale hilarant et touchant de The Store (1983), après une heure de négociations entre des clients fortunés et des vendeurs de bijoux ou de visons hors de prix, c’est dans un arrière-bureau que le théâtre sonne à la porte, déguisé en grosse marionnette jaune à bec et à plumes. On fête l’anniversaire d’une employée d’un certain âge, et ce sont des vœux chantés et, bientôt, déshabillés, que vient lui débiter ce drôle d’oiseau. Le fou rire de la reine d’un jour, si communicatif, ressaisit soudain tout le théâtre sérieux du film, épopée saisissante de ce que le capitalisme reaganien qui s’annonce fait à l’individualisme, à l’image de soi, en particulier celle des femmes. L’épilogue à plumes n’est pas une pirouette, c’est une porte de sortie, une petite porte, car le film n’oublie jamais que derrière le « bonheur des dames » du grand magasin de luxe, il y a mille petites mains.
ATTENDRE GODOT. Par son patient travail de montage, le cinéaste donne à voir la dramaturgie de ce qui apparaît souvent comme informe : la routine du travail, l’attente dans un centre de santé, l’ennui d’une après-midi dans une salle de classe. Faire un film, ce n’est pas laisser tourner la caméra très longtemps en espérant qu’il se passe quelque chose. C’est se camper devant cette pâte apparemment étirée jusqu’à l’insignifiance, la malaxer à force d’attention, et faire apparaître sa dramaturgie, comme une ossature qui saillit sous la peau. Dans Welfare (1975), au centre d’aide sociale du sud de Manhattan, un couple littéralement affamé réclame le « traitement d’urgence » – des bons de logement et de nourriture. Nonchalante, l’employée qui l’interroge est sur son quant-à-soi administratif. Au fur et à mesure de leurs échanges, on apprend non seulement que le demandeur fut jadis lui-même employé de la sécurité sociale – vertige –, mais que sa compagne et lui sont successivement célibataires puis mariés chacun de son côté, candides et menteurs, puis à nouveau, malgré leurs mensonges, réellement en détresse : le film ne fait que commencer et déjà la salle d’attente n’est plus réduite au cliché du melting pot, c’est la moire incessante du genre humain, la racine même du théâtre de l’absurde. Le monologue du très beckettien monsieur Hirsch, « chercheur en parapsychologie » qui vole pour manger et, comme il le dit, attend « Godot, la justice, l’équité » de bureau en bureau, est placé stratégiquement à la fin des 2h47 de Welfare, juste avant les plans finaux sur des gens qui eux aussi, à longueur de journée, attendent. « J’ai tout le temps, toute la patience. Merci… », finit-il par lâcher, comme un démiurge peut-être mais aussi comme un acteur, un performeur de la démocratie, qui sait que le film en train de se tourner donnera une forme nouvelle au théâtre.
J’ai tout le temps, toute la patience : ce luxe insolent est aussi celui de Wiseman, preneur de son et monteur, qui ne transigera jamais sur la juste durée de ses films, plus de six heures pour les soins palliatifs de Near Death (1989), 217 minutes pour State Legislature (2007), longtemps non diffusé par Arte qui avait pré-acheté un film plus court, plus de quatre heures pour At Berkeley (2013), sur l’université prestigieuse de la Côte Ouest, dans lequel un professeur explique que le cerveau ne sait pas mesurer abstraitement le temps, justement, et qu’il ne peut le faire qu’en créant des événements. Les films que Wiseman créent ne « volent » pas son temps au spectateur happé dans une salle, il lui fait justement ressentir une durée comme une succession d’événements théâtraux, de chocs dramaturgiques.
Est-ce à dire que tout lieu est une scène improvisée, escamotable ? En quelque sorte : si des prisonniers mal en point peuvent monter un show chaque année, si les étudiants de bonne famille du lycée de High School (1968) se travestissent dans un spectacle plus transgressif que ne le laisse penser l’ambiance de patronage, alors oui, Wiseman fait scène de tout bois. Il étend parfois cette « scène » à l’échelle internationale, comme dans Manœuvre (1979), sur un exercice de terrain mené par des soldats de l’OTAN en Allemagne dans lequel les combattants disent tranquillement « pouce » pour une pause-déjeuner, comme on peut le faire quand on répète une pièce. Simuler, c’est jouer, faire l’acteur. Mais si comme l’écrit Shakespeare, « le monde est une scène », celle-ci n’est-elle pas trop vaste pour un seul homme ? Presque trop vaste : dans At Berkeley, on voit un jardinier juché sur sa tondeuse motorisée tondre le gazon, on pense que c’est une scène de transition, paysagère, sans signification, mais plus tard, lors d’une réunion de direction de la faculté, on apprend que cet homme est l’unique jardinier du campus, qu’il doit donc couvrir un terrain immense. Wiseman a la même humilité que lui, et la même certitude d’y arriver. Il peut prendre quatre heures pour montrer comment fonctionne le restaurant étoilé de Menus plaisirs, c’est-à-dire plus longtemps que ne dure un repas, même copieux, mais à peu près la durée du cycle de digestion. Il faut ce qu’il faut !
LE DOCUMENTAIRE, UN ART TOTAL ? Impossible, donc, de croire à un Wiseman clivé, divisé entre un docteur Jekyll du sérieux documentaire et un Mister Hyde de l’illusion comique ou du cabaret seins nus (Crazy Horse). L’équilibre trouvé dans La Comédie Française ou l’amour joué, comme dix ans plus tard dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris, est à cet égard éloquent : deux femmes campant au carrefour de la politique et des arts vivants y règnent. Alors que la direction du Français célèbre sa doyenne centenaire, la sociétaire d’âge déjà mûr Catherine Samie, dans une mémorable tirade, s’indigne de la précarité sociale des membres de l’illustre théâtre, parlant sans complexe dentier et note de téléphone. Quant à Brigitte Lefèvre, alors directrice de la danse à l’Opéra, elle fait face à une grève qui l’amène à exposer son credo managérial et artistique. Dans La Danse, Wiseman tient ensemble les coulisses du pouvoir, celles du spectacle (l’exigence folle des entraînements), sans rendre illustratives les captations du spectacle du chorégraphe McGregor qui se prépare. Cadrage et montage traduisent l’intérêt profond du cinéaste pour la chorégraphie, la dramaturgie, la musique et la scénographie indissociablement liées en une seule œuvre. A tel point que l’on a l’impression que dans les murs de l’Opéra de Paris, Wiseman est à la recherche d’un cinéma qui serait un théâtre total (le Gesamtwerk wagnérien), la somme de tous les arts.
Ce point de rencontre, Wiseman le trouve dans un lieu qui n’est ni américain, ni un lieu de spectacle vivant : le musée londonien de National Gallery (2014), l’un de ses chefs-d’œuvre. Un musée est pourtant plein d’écueils pour un documentariste : comment ne pas « muséifier » sa propre mise en scène en filmant des tableaux anciens, des salles au parquet ciré, des réunions dont l’enjeu consiste à parvenir à combiner subventions publiques et mécénat ? Contre toute attente, dans National Gallery, la dramaturgie émane des œuvres elles-mêmes, parce que celles-ci sont accompagnées de paroles. Devant un tableau de 1377 représentant des saints, une guide plonge un groupe de jeunes visiteurs dans une atmosphère médiévale, mettant en scène la réception de l’œuvre : « Vous êtes dans une église, la lumière des bougies se reflète dans l’or du tableau. Vous ne savez ni lire ni écrire, vos maisons sont trop chaudes en été, trop froides en hiver, les gens meurent tout le temps, vous vous dites peut-être : ‘Si j’agis bien, je peux aller au royaume de Dieu’… ». Un autre tableau se surimprime ainsi verbalement sur celui que nous voyons – celui que voyaient les spectateurs médiévaux, dépourvus d’autres images –, et le film donne à voir et à entendre une œuvre reconfigurée par la parole. Par la suite, Wiseman filme des séquences de danse et de lecture de poèmes devant des tableaux du Titien, ou encore un concert de piano dans le musée, et il conserve au montage un conférencier qui rappelle le désir du peintre Poussin « d’incorporer la sculpture » à la peinture. Il ne s’agit pas ici d’interdisciplinarité, mais de rendez-vous cruciaux avec les autres arts : des moments qui mettent à l’épreuve le cinéma documentaire.
Que le théâtre de Wiseman soit central à son cinéma et qu’il aimante les autres arts à son carrefour, on pourrait le démontrer aussi par l’absurde, c’est-à-dire en convoquant un film où l’art est complètement et désespérément absent : dans Monrovia, Indiana, tourné en 2018, la bourgade du titre n’a pas encore voté aux élections présidentielles, mais à la sortie du film, elle se révèlera sans surprise trumpiste à 76 %. Dès les plans du début sur un troupeau de vaches qui piétine sur un sol souillé, une chose est sûre : cette ville ensommeillée attend. Mais pas Godot, comme le lettré qui citait Beckett dans les couloirs d’un centre de sécu. Non, plus banalement (nous sommes dans le Midwest de la « Bible belt », la ceinture pieuse de l’Amérique), elle attend son sauveur. Que Wiseman filme un rite à l’église ou une loge de francs-maçons, à Monrovia, la même chose en ressort : dans une situation a priori théâtrale, la parole, si importante dans tous les autres films, semble robotique. Les mots coulent, désincarnés, proférés sans conviction, en boucle, inéluctables mais dépourvus de sens. « Nous subissons des tribulations », explique le prêtre à ses fidèles, « jusqu’à ce que Dieu arrive et fasse tout rentrer dans l’ordre » – en anglais « until God makes everything right again », une formulation dans laquelle on entend le slogan de campagne de Donald Trump « Make America great again ». Joies ou peines, toutes les cérémonies du quotidien sont ici empreintes d’une tonalité funèbre. Avec cette dramaturgie qui n’advient pas, c’est la démocratie que l’on enterre à bas bruit. Soit l’exact contrepied de ce qui se produisait dans le film précédent de Wiseman, Ex Libris, the New York Public Library (2017), sur la bibliothèque de New York et ses nombreuses annexes : les livres, documents, images disponibles au prêt prennent dans ce film une forme à chaque fois différente pour circuler dans des quartiers très divers de la ville, comme une troupe de théâtre en tournée. Le texte sous toutes ses formes fait tache d’huile, et même quand il n’y a pas de scène, il n’est jamais lettre morte, il circule. Le théâtre existe encore, puisqu’il faut pour qu’il existe, un texte et un corps. Définition que Wiseman, en se l’appropriant, en l’incarnant lui-même et en payant de sa personne (essayez de tourner quand vous serez nonagénaire !) a tordu tant et plus pour en faire celle du cinéma.
1. Marie-Christine de Navacelle et Joshua Siegel (dir.), Frederick Wiseman, trad. Victoria Mortimer et Marie d’Origny, Gallimard/Moma, 2010.
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